lundi 11 novembre 2013

Pourquoi ai-je signé le manifeste des 343 salauds du Magazine Causeur ?


D’abord deux précisions : 1) il y a aujourd’hui  beaucoup de débats plus importants que ce débat ; 2) L’allusion au Manifeste des « 343 salopes », moment crucial de la lutte contre l'interdiction de l'avortement, ne vaut pas identification : c’est évidemment une référence cum grano salis !

Mais, malgré cela, ce débat mérite tout même un petit repérage des argumentations en présence.

En faveur de l’abolitionnisme, il y a deux arguments forts :
            Le fait que la femme dans la prostitution est doublement victime :
     • Elle est victime d’une marchandisation, c’est la réduction de son corps à un objet de consommation.
            • Elle est victime d’oppression, puisque, selon les abolitionnistes, cette réduction ne saurait être librement consentie, elle est donc le fruit d’une soumission à un proxénète.
            La femme est donc victime de deux hommes : le client, qui use de son corps comme d’un objet, et le proxénète, qui use de sa liberté comme d’un moyen d’enrichissement.
            Il n’y a donc pas de responsabilité féminine dans la prostitution, mais une double responsabilité masculine. D’où le fait que ce ne sont pas les prostituées qu’il faut punir (ce serait une « triple peine »), mais les proxénètes (d’abord) et les clients (ensuite), car ceux-ci sont à la source du processus. Ce ciblage des clients vise ainsi à tarir le processus à sa source et mettre fin ainsi définitivement à l’ignominie de la prostitution.
            Face à cette argumentation forte, pourquoi cette mesure me paraît-elle pourtant néfaste ? Voici mes trois objections :

3 objections

1) Les abolitionnistes ont du mal à envisager l’hypothèse du consentement : c’est-à-dire l’idée qu’une femme choisirait librement de vendre ses charmes (tout en restant sujet de droit et être humain) : le consentement est forcé. Ils ont du mal à envisager que la femme puisse trouver elle-même les ressources pour se sortir d’une situation d’oppression (pour laquelle je le rappelle il existe quelques recours dans le droit français). Non, la femme prostituée est incapable de se défendre elle-même : il faut la protéger. Par où l’on voit que les abolitionnistes peuvent frôler la même piètre conception de la femme que celle qu’ils imputent aux clients et aux proxénètes : c’est un être incapable de choix et soumis aux circonstances.
            à L’abolitionnisme constitue une logique « paternaliste » (il faut défendre un être — sexe — faible).

2) Mais admettons que les abolitionnistes reconnaissent cette possibilité d’un libre consentement à se prostituer : ils ajoutent aussitôt, ce consentement ne concerne qu'une minorité des femmes. L’immense majorité des prostituées se trouve enfermée dans le rouage infernal d’oppression. C’est très probable. Mais cela voudrait dire qu’il conviendrait de sacrifier la liberté d’une minorité pour préserver celle d’une majorité. C’est là ce qu’on appelle un argument utilitariste : maximiser les biens et minimiser les maux. Cf. R. Nozick : Dans une ville un crime vient d’être commis. Ce crime met en péril l’ordre de la cité, car une partie de la ville menace de massacrer l’autre, si le coupable n’est pas puni. Un juge décide de désigner un coupable au hasard pour éviter un bain de sang. On retrouve ici une logique similaire de maximisation. 
            à Paternaliste, l’abolitionnisme est aussi un utilitarisme.

3) Le troisième argument est celui de l’efficacité : si l’on pouvait abolir la prostitution d’un simple coup de loi, cela se saurait. Les états totalitaires, les Eglises les plus rigoristes et les plus extrémistes, ont disposé de moyens autrement puissants et efficaces et n’y sont jamais parvenus, même lorsqu’ils en proclamaient très clairement l’intention ; je ne vois pas pourquoi la petite démocratie libérale y parviendrait dans le respect des libertés publiques.

            à Donc l’abolitionnisme est non seulement un paternalisme, non seulement un utilitarisme, mais il est aussi inefficace. Voici les raisons pour lesquelles, j'ai signé ce texte.

Mais l'essentiel, au-delà de ce débat, est de faire en sorte que les conditions de vie des prostituées soient tout simplement acceptables à leurs propres yeux. Et, j'ai bien conscience, qu'il y a énormément à faire dans cette perspective. Je regrette simplement qu'on puisse avoir l'illusion de régler l'ensemble du problème d'un coup de baguette juridique avec une sorte de bonne conscience. C'est l'agacement à l'égard de cette « bien-pensance » obtuse qui m'a incité à signer ce texte.
Mais je ne suis pas pour autant favorable à l'idée d'une libéralisation du marché de la prostitution, autre manière de croire en une solution trop simple pour espérer régler une question complexe.

Voir l'excellente argumentation de Nathalie Heinich « Une loi culpabilisante » dans Le Monde du vendredi 8 novembre 2013. Egalement l'entretien avec Elisabeth Badinter dans Le Monde du mercredi 20 novembre 2013.

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