Je retrouve dans les archives familiales ce carnet de guerre de 14/18 de mon grand père, Paul Tavoillot, retranscris avec soin par mon neveu Nicolas Chydériotis. C'est à la fois émouvant et terrible. Voici le début (je poursuivrai avec quelques extraits). Paul Tavoillot était cantonné à Vienne et rejoint le front dans la Somme (sa jeune épouse est à Lyon) … premiers contacts avec la guerre …
[… à suivre]
Paul Tavoillot, caporal au 99ème
RI, 5ème compagnie.
28ème division d’infanterie,
14ème Corps d’Armée, 1ère Armée.
1914
Novembre.
Mercredi 11 : Départ annoncé
pour 10h20. Arrivée gare à 9h. Embarquement 12h40. C’est bien, ça !
Jeudi 12. 19h30. Le wagon commence à prendre des allures de
poubelle. Ça roule, ça roule ! Nous sommes tous d’un calme,
là-dedans !...
Du diable si
on se douterait que nous allons au feu !
Abrutissement
grossissant. On mange ! Très varié, le menu : singe et gruyère.
« Et maintenant, qu’est-ce qu’on va faire ? –Roupiller,
parbleu ! » Je roupille depuis hier soir.
Mange, bois,
dors ! Vie restreinte.
Avons passé Lyon depuis longtemps.
Malheur ! Tous ce que j’aime est resté là-bas, dans cette grande masse
d’ombre silencieuse. Elle ne dormait peut-être pas, dans la pensée de me voir
un peu aujourd’hui, à mon passage. Nous avons contourné la ville, et nous ne
nous sommes pas arrêtés.
Que fais-tu, maintenant, pauvre
chérie ? L’angoisse doit étreindre ton petit cœur gonflé de tendresse, et
le mien souffre, car les larmes qui chargent le tien pèsent sur lui d’un poids
immense. Sois tranquille, va, aussi calme que moi. Que nous arriverait-il de
fatal, puisque nous nous aimons ? Je pense à l’amie que tu me citais
jeudi : « Ils se sont attendus 4 ans, et cela finit par un
malheur. » Il ne faut pas généraliser ; nous serons épargnés, nous.
Ayons confiance.
Montereau[1] !
Seulement !... J’ai des poussées d’impatience. Je deviens sauvage :
il me tarde de me battre. Il me semble que ce sera plus tôt fini, et que Mimi
respirera plus vite.
20h¼ :
Villeneuve Saint-Georges[2]. J’y
suis passé avec des idées plus pacifiques. Pauvre Albert, aussi !
Projecteur. Ça sent la guerre !...
Vendredi
13. 8h. Creil[3] !
Ponts sautés, maisons détruites. Anglais impeccables : nous sommes piteux,
à côté d’eux.
Prisonniers
allemands nettoient les trottoirs.
Brouhaha. Rendez-vous de tous les
régiments possibles.
-Où
allez-vous ? –Sais pas, voir les Boches…
2h : Arrivée à Guillaucourt[4]. Tout le
monde descend ! La gare suivante est occupée par les Allemands. Il pleut.
Distribution de vivres et d’eau et en marche pour le cantonnement. Où nous
mène-t-on ? Routes détrempées, sac horriblement lourd.
Traversons
champ de bataille. Premières tombes ! Tranchées évacuées, réseaux fils de
fer. Débris de toutes sortes, équipements, armes. Ces champs immenses, sous la
pluie fine et morne, sont d’une désolation infinie, et le cœur se sert
douloureusement. Combien des nôtres dorment là ? Combien tombent encore,
là-bas, très loin, à l’horizon où l’on entend gronder sourdement ?
Traversons à
la nuit un village fantomatique. Arrivons à Chuignes[5] à 6h.
L’ennemi est à 2 ou 3 km. Quelques toits crevés. Coups de canons à l’horizon.
Calme.
Que réserve
demain ? Il me tarde d’aller voir.
Baiser pour
Miette.
Samedi 14. Le canon grondant derrière les crêtes nous éveille
de bonne heure. Nos oreilles se dressent à ce bruit tout nouveau. Clair de lune
splendide. Beau temps pour se casse la … [gueule ?]
Viens de faire un tour dans le
village. Ça a du terriblement chauffer, par ici. Le long des rues, des tubes
d’obus, des capotes bleues et grises pétries avec la boue. Dans une cour de
ferme, un morceau de casque, bottes et équipements allemands. Dans un coin de
grange, une couverture blanche gorgée et raide de sang. Une carcasse de bœuf
flanque la porte. Ils ont été surpris dans la ferme, et le 75[6] a bien
travaillé. 80 sont restés. Dans un pré, derrière le bois, il y a encore des
cadavres. Défense d’y aller. Cela ne me tente pas, d’ailleurs. J’ai le temps
d’en voir !...
Que ferons-nous, aujourd’hui ?
Un brin de toilette, pendant que c’est encore possible. C’est d’ailleurs
nécessaire, après notre interminable voyage, et cette nuit passée dans une
grange où ont couché je ne sais combien d’hommes avant nous.
Foucaucourt[7] 7h soir. Avons quitté Chuignes après affectation aux
compagnies. Versé 5ème. En route pour le château de
Fontaine-lès-Cappy[8],
où l’on viendra prendre livraison de nous. Débris divers, fusils brisés, arbres
fauchés, etc., etc. La bataille a été rude. Plus une vitre au château. Les
rideaux flottent par les châssis des fenêtres, les volets pendent, les ardoises
sont en miettes. Dépendances en ruine, bombardées et incendiées.
Tombes allemandes et françaises côte
à côte. « Zwei deutscher » « Fünf Franzosen ». Un tumulus,
une couche de chaux, une croix noire. Quelques-unes sont ornées de fleurs. Le
premier blessé passe, la tête bandée, immobile sur le brancard, comme mort. On
le porte à l’ambulance. Je ramasse ses cartouches, sans aucune émotion. Quelle
mentalité prend-on ? J’ai regardé ce pauvre type qui n’en réchappera
peut-être pas sans que cela m’impressionne le moins du monde.
Départ pour les tranchées, à
Fontaine-lès-Cappy. Est-ce un village en construction, ou un village en
ruine ? Squelettes de maisons, pans de murs déchiquetés, toitures à jour
comme des cribles. On voit le clair de lune à travers.
Foucaucourt. Ça sent le roussi et la
cendre mouillée. En loques. Marche silencieuse le long de la route, entre deux
amas de ruines. Plus un habitant, pas une bête. Silence terrifiant, que nos pas
seuls troublent. Ils sonnent lugubrement sur la route, où nous allons entre
deux longs et minces rubans d’eau parallèles. De temps en temps, un coup de
canon ou quelques coups de fusil.
Cantonnement. Une ferme où je
pénètre pour reconnaître. Odeur affreuse me chasse. Plus loin, une pièce dans
une maison crevée. Plus une vitre, pas de porte ; des gouttières et un
courant d’air terrible. Un froid !... Heureusement, trouve 2 fourriers et
un ancien de la 32. Descendons dans cave, où lumière et bon feu. Les Boches
sont à 500m. Qu’arrivera-t-il demain ?
Dimanche
15. Premières balles au-dessus de ma
tête, dans les rues de F. Deux qui passent vite, vite, avec une petite musique de
fil de fer tendre sur quoi on frappe. C’est un bruit qu’on n’a jamais entendu
et qu’on reconnaît cependant tout de suite. Où vont-elles ? Elles chantent
encore et sont arrivées, peut-être. Ça doit rentrer dans la peau comme dans du
beurre ! On bombarde le bois étoilé. Y a-t-il grand monde, devant
nous ? En tout cas, c’est rudement calme.
A 5h première faction aux
avant-postes, à 300m en avant des lignes. Pour la première fois, nous sommes
servis… Où sommes-nous, d’abord ? Quel terrain, devant nous ? Nuit
d’encre, pluie, pétarade formidable à droite et à gauche, dans le lointain,
l’immense flamme et l’explosion sourde de grosses pièces. Les premières minutes
sont bizarres. Pourvu que mes 4 poilus ne prennent pas la frousse et ne fassent
pas les imbéciles !... 4 bleus, c’est idiot. Pas peur, mais émotion
intense. Hallucinations. Je vois des bandes de Boches circuler tranquillement à
2m du créneau. Puis on s’y fait, et au lieu de chercher à voir, on écoute.
8h. Quand on dit que nous nous en
faisons, en guerre ! Mais nous sommes cent fois mieux qu’à Vienne !
Au fond de notre cave, nous sirotons du chocolat en grillant du maryland[9]. Si ça
continue, nous allons prendre des jours comme des lunes. Et ma pauvre Mimi qui
s’inquiète ! C’est égal, il me tarde d’envoyer quelques pruneaux.
16. 9h. Il pleut. Pas une détonation. Ce village est
lugubre, avec ses maisons décarcassées, et le silence angoissant que rompt seul
le ruissellement de la pluie, et le martèlement régulier et pressé des
gouttières.
Que fait Mimi ? Pourvu qu’elle
ne s’effare pas, ma pauvre petite aimée ! Je suis assurément mille fois
plus tranquille qu’elle. Pauvres femmes !
2h. Quelle corvée sinistre !
Nous sommes partis errer sur le champ de bataille du 2 octobre, avec mission de
ramasser les équipements et les fusils. Petite répugnance, vite surmontée,
d’ailleurs. Nous en verrons d’autres !
Nous avançons à pas menus, fouillant
des yeux la plaine, et les champs de hautes betteraves. Tout à coup, j’aperçois
une masse grise dans une éteule. Voilà !... J’avance bravement jusqu’à
10m, puis m’arrête, le cœur battant, saisi tout à coup, et plein d’hésitation.
Puis j’y vais. Tant pis… C’est un allemand, immense, le nez dans la terre, les
bras en croix. La peau parcheminée se détache des doigts, et le cuir chevelu a
coulé à terre, tout autour de la face… Tout son bazar est éparpillé autour de
lui, munitions, vivres, linge, papiers. Le dégoût est plus fort que la
curiosité, et l’épouvantable odeur me fait fuir. Dors tranquillement, pauvre
type !
Nous continuons, lentement, à
travers les « carottes », parmi les perdrix innombrables envolées en
fusées. Souvent, trop souvent, un [illisible] nous arrête. Capote grise ou
capote bleue. Prisyot fouille là-dedans sans vergogne, coupe les poches, cherche
les papiers (les papiers, vraiment ?...) sous les vers qui grouillent dans
les chairs écroulées et vertes. Sa main tremble. Cupidité ou émotion ?
Autour d’un pailler, 5 français et
un Allemand enfouis entre les cubes. Odeur terrible. Nous regardons froidement
le morticole accomplir sa besogne sinistre. Il manipule les corps raidis,
presque squelettiques déjà, avec une aisance stupéfiante. Il faut de la
délicatesse, d’ailleurs, et du tour de main : les membres se détachent
comme des abattis de volaille trop cuite.
Les uns sont morts en pleine course,
sans souffrance. Ils sont couchés à plat et leur visage est calme. D’autres
furent moins heureux. Celui-ci est terrifiant, en chien de fusil, la main
droite crispée sur le flanc gauche, et la bouche ouverte par un cri que l’on
entend encore. On voit les 2 rangées de dents blanches jusqu’à la gorge.
Du crâne d’un
autre, percé rond au sommet, les vers coulent comme d’un goulot. Horreur que
nous contemplons sans mot dire, froidement. On se fait à tout, aux choses les
plus horribles, qui affoleraient le plus placide en temps normal, avec une
rapidité déconcertante. Il faut ne pas avoir de nerfs sous peine de sombrer du
premier coup.
Et à mesure que nous avançons, les
tas se multiplient. Des vieux, des jeunes. L’un a sur lui la photo de sa femme.
La compagnie reçoit tous les jours les lettres de la femme d’un autre pourri
là…
C’est beau la
guerre ! C’est à soulever le cœur. Quand je mange un morceau de viande,
maintenant, il me semble toujours absorber une portion de cadavre.
[… à suivre]
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
RépondreSupprimerC'est très émouvant, en effet. Et ça l'est d'autant plus pour moi que ma famille maternelle est de Rosières-en-Santerre, un village situé à quelques kilomètres de ceux dont parle votre grand-père. A l'époque, mon arrière-grand-père Paul Bouffette était, lui aussi, sur le front. Peut-être se sont-ils connus. Les femmes, elles (mon arrière grand-mère et ma grand-mère), avaient dû déménager à Ignaucourt (tout près de Guyaucourt, la gare où descend votre arrière-grand-père), car Rosières était trop près du front. J'ai passé beaucoup de temps là-bas, étant enfant, et tous ces noms de villages m'évoquent surtout des buts de ballades à vélo .... Le temps passe ...
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