Entretien dans le Berry Républicain
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Pierre-Henri Tavoillot,
philosophe :
Pierre-Henri Tavoillot © herve chelle
Le mouvement des « gilets jaunes » se présente parfois comme expression du peuple. Qu’est-ce que le peuple ?
Vous parlez de détestation du pouvoir. Être gouverné serait ainsi aussi difficile que de gouverner ?
La démocratie a ainsi, selon vous, besoin de médiation.
Revendication des « gilets jaunes », le référendum d’initiative citoyenne serait à vos yeux inefficace ?
Dans le grand débat national, des discussions voient le jour sur l’ensemble du territoire. Comment regardez-vous l’initiative elle-même ?
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Pierre-Henri Tavoillot,
philosophe :
« la démocratie a
besoin
de médiation »
Publié le 30/01/2019 à 11h00
Philosophe spécialiste de l’art de gouverner, Pierre-Henri Tavoillot donnera une conférence ce mercredi soir à Bourges. Alors que le grand débat s’implante dans la vie de la nation, il évoquera la crise démocratique contemporaine et ses fondements.
Pierre-Henri Tavoillot est maître de conférences en philosophie à l’université Paris-Sorbonne et président du collège de philosophie. Alors que le grand débat, concertation nationale proposée par le gouvernement pour tourner la page de deux mois de crise, commence à s’inscrire dans ce calendrier de début d’année, il donnera, ce mercredi à Bourges, une conférence intitulée Entre peuple et élus qui doit gouverner ?, à l’invitation de l’Ifocap Berry, institut lié au monde agricole se voulant lieu d’échanges et de réflexion.
Le mouvement des « gilets jaunes » se présente parfois comme expression du peuple. Qu’est-ce que le peuple ?
Le mouvement des « gilets jaunes » a remis « du » peuple dans la démocratie. Mais il n’est certainement pas « le » peuple. On se pose assez rarement la question de savoir qui est le peuple. On le cherche à gauche, à droite, dans la rue, dans les assemblées, mais on ne le trouve jamais. Devant cet échec à le trouver, certains sont tentés de chercher ses « ennemis » : les élites, les technocrates, d’autres peuples… Ce qui permet de se convaincre que l’on est soi-même le peuple.
En fait, le peuple est moins une figure qu’une méthode, qu’une démarche. Ce qui caractérise le peuple de la démocratie est le fait qu’une collectivité s’accorde sur une manière de s’autogouverner. Cette méthode, on peut la définir en quatre temps : il faut des élections, de la délibération, des décisions et une reddition de comptes. Dans cette méthode, il n’y a pas d’opposition entre le peuple et les élus.
Nous assistons à un moment de fatigue ou même de crise démocratique. Lequel des quatre piliers que vous évoquez est en train de vaciller ?
Il me semble que la dimension du peuple qui est la plus fragile aujourd’hui est celle de la décision. Ce n’est pas celle des élections, qui fonctionne plutôt bien, ce n’est pas celle de la délibération, et ce n’est pas celle de la reddition de comptes. En vérité, nous souffrons aujourd’hui d’avoir oublié que dans le mot démocratie, il n’y a pas seulement demos, mais il y a aussi kratos, c’est-à-dire le pouvoir. Or, en France, on adore détester le pouvoir, alors qu’on a besoin du pouvoir pour être un peuple. Je pense qu’aujourd’hui, la principale fatigue démocratique tient à l’impuissance publique plutôt qu’à la crise de la représentation.
Vous parlez de détestation du pouvoir. Être gouverné serait ainsi aussi difficile que de gouverner ?
En effet. Il est aujourd’hui extrêmement difficile de gouverner. Il n’a même jamais été aussi difficile qu’aujourd’hui de gouverner, du fait de la mondialisation, de la médiatisation, ou encore de la technicité des dossiers. La clef de l’avenir ne tient pas dans le fait d’avoir de meilleurs gouvernants - ils sont en fait très bons et même j’ose le dire très honnêtes.
La vraie difficulté est bien l’art d’être gouverné. Le citoyen ne prend pas suffisamment conscience de ces difficultés et est parfois un peu adolescent, infantile. Certains disent par exemple vouloir plus de services publics et payer moins d’impôts. Cela n’est pas raisonnable. Pour autant, je reste convaincu que cette prise de conscience de la difficulté de gouverner est en route.
« L’internet est, dans son esprit, plutôt anarchiste »
Le développement des réseaux sociaux a-t-il une lourde responsabilité dans cette difficulté de gouverner et d’être gouverné ?
C’est essentiel. C’est sans doute un des points les plus spectaculaires de notre temps présent. Les réseaux sociaux et l’internet en général sont pour une part une formidable invention qui produit un surcroît de connaissances. Ils viennent, pour une autre part, fragiliser l’espace public. Pour la première fois, il y a en effet des textes sans auteur qui circulent, pour lesquels personne n’est responsable.
L’espace public apparaît ainsi comme ensauvagé. Cela complique considérablement l’exercice de la démocratie car l’espace public en est un des piliers. Un espace public fragilisé par des rumeurs, des informations fausses et des manipulations constitue un grave danger pour la démocratie.
L’espace public apparaît ainsi comme ensauvagé. Cela complique considérablement l’exercice de la démocratie car l’espace public en est un des piliers. Un espace public fragilisé par des rumeurs, des informations fausses et des manipulations constitue un grave danger pour la démocratie.
La bonne nouvelle est que nous ne regardons plus l’internet comme une forme de régénération de la démocratie. Progressivement, des instruments d’autorégulation ou de régulation se mettent en œuvre pour essayer de réapprivoiser l’espace public pour qu’il reste un pilier solide de la démocratie. Nous vivons une période charnière. L’internet est, dans son esprit, plus anarchiste que démocratique. Le grand défi est bien de parvenir à redémocratiser l’anarchie de l’internet.
Avec le mouvement des « gilets jaunes », le concept de démocratie participative revient au premier plan. Voyez-vous là un moyen de réoxygéner une démocratie essoufflée ?
Je suis personnellement très hostile à la démocratie participative. Elle peut fonctionner ponctuellement, mais se heurte, avec le temps, à un affaiblissement de la participation qui conduit à ce que le pouvoir soit capté par ceux qui ont le temps ou ceux qui sont militants. La démocratie participative n’est plus, ainsi, le pouvoir du peuple, mais le pouvoir de quelques personnes qui ont le temps de s’investir, et cela accentue la dépossession démocratique. Il faut être très prudent avec cet idéal de participation, qui pose par ailleurs un problème de responsabilité : en effet, si tout le monde participe à la décision, qui est responsable ?
La démocratie a ainsi, selon vous, besoin de médiation.
Tout à fait. On dit toujours que le peuple décide, mais le peuple doit décider en fidélité avec ce qu’il a été et avec les générations futures. Le peuple n’est pas “ici et maintenant”, c’est le peuple dans sa cohérence, dans son histoire et dans son projet.
Revendication des « gilets jaunes », le référendum d’initiative citoyenne serait à vos yeux inefficace ?
Comme la reconnaissance du vote blanc et la réduction du nombre de députés, le référendum d’initiative citoyenne viendrait, s’il était appliqué, aggraver la situation. Tant qu’on a un espace public ensauvagé, la validité, la fiabilité des débats n’est pas assurée. Nous sommes trop fragiles pour nous lancer dans une opération de ce type, qui verrait se multiplier les informations contradictoires et les désinformations absolues. C’est vraiment un très grand risque que ce référendum d’initiative citoyenne.
Dans le grand débat national, des discussions voient le jour sur l’ensemble du territoire. Comment regardez-vous l’initiative elle-même ?
Je vois ce grand débat national comme un instrument d’art politique, qui propose de résoudre une situation de crise avec les armes de la démocratie. Le débat est en effet l’arme de la démocratie : nous sommes divisés, mais nous acceptons de discuter, d’échanger, nous nous retrouvons sur les fondamentaux de la démocratie, à savoir il faut plutôt débattre que se battre.
Mais la délibération ne se limite pas à la discussion. Il s’agit de l’examen avant et pour la décision. Le succès de la délibération ne sera palpable qu’au regard des décisions tangibles qui en émergeront.
Propos recueillis par
Valérie Mazerolle
Valérie Mazerolle
D'accord, en démocratie, la collectivité s’accorde (tant bien que mal) sur une manière de s’autogouverner. La démocratie est donc cette démarche adoptée par le peuple. Mais que vous assimiliez cette démarche au peuple lui-même, ça m'a toujours un peu gênée. Il me semble que le peuple français existait avant la démocratie. Certes, il ne ressemblait pas à celui d'aujourd'hui, il a changé, il change encore, mais de là à dire qu'il est devenu une méthode, une démarche, ça me parait loin d'épuiser la fameuse question "Qui est le peuple ?".
RépondreSupprimerJ'aime beaucoup votre idée que le peuple aurait une cohérence temporelle (une histoire et un projet), dont les représentants élus seraient les garants, ce qui légitimerait leurs décisions.
Mais combien des individus qui constituent aujourd'hui le peuple français l'entendent-ils de cette oreille ? Quand ils votent, acceptent-ils vraiment de déléguer la décision à celui qu'ils élisent ? Ne se réservent-ils pas d'avance le droit de s'en désolidariser (surtout quand ils ont voté "par défaut", sans véritable conviction) ?