En 1953,
aux Etats-Unis, le sénateur Wayne Morse tenta d'empêcher l'adoption d'une
loi pétrolière par un interminable discours de 22 heures et 26 minutes. En
fait, il s’était lancé dans la lecture complète de l'annuaire téléphonique, en
sachant qu’il était interdit au speaker du sénat américain d’interrompre
un sénateur durant un discours quel qu’il soit. Le record, toutefois revient au
sénateur Strom Thurmond — opposé à une loi sur les droits civils — avec un
temps de référence de 24h et 18 minutes (les 28 et 28 août 1957). On appréciera
la performance en rappelant que l’orateur n’a le droit ni de s’interrompre, ni
de s’asseoir, ni de boire (sauf, paraît-il, de l’eau et du lait), ni de manger,
ni d’aller aux toilettes, ni même de s’appuyer sur le bureau. Il peut seulement
se reposer un peu la voix si l’un de ses collègues, avec qui il se sera
préalablement entendu, vient à lui poser une question, … la plus longue
possible. C’est ce qu’on appelle en anglais : filibuster, qui dit bien la logique de piratage (légal) du débat
parlementaire. La pratique a été mise en scène par F. Capra dans Monsieur Smith au Sénat (avec James
Stewart, 1939).
En 1917,
le président Woodrow Wilson tenta d’encadrer cette pratique qu’il trouvait
scandaleuse : « Le Sénat est la seule assemblée législative au monde qui
ne peut pas agir quand sa majorité est prête à l’action », fulminait-il. Aussi
fit-il inscrire au règlement du Sénat la cloture
rule qui permettait à une majorité (des 2/3) de sénateurs de déclarer
l’arrêt des débats. Récemment (en avril 2017), le seuil de cette majorité a été
abaissé dans le cas des nominations à la Cour suprême.
L’équivalent
français de la flibuste est la bataille d’amendements. En février 2003, la
gauche et l’UDF ont déposé 13 000 amendements pour tenter de contrer la réforme
des modes de scrutin régional et européen. Le record sera atteint en 2006 avec
137 537 amendements déposés par le PS et PCF contre le projet de loi relatif au
secteur de l’énergie. Aujourd'hui à propos du projet de loi sur les retraites, on en est à 15 000 : pas mal ! Cela exigerait, disent les spécialistes, 150 jours de séances ininterrompues. Pourquoi faire ? Pour savoir si « étant donné » est mieux que « considérant » ou si « annuellement » est plus précis que « chaque année » …
Ce travail
d’obstruction fait partie du jeu parlementaire ; c’est le moyen légal pour
la minorité de retarder, voire d’empêcher une prise de décision de la majorité.
Mais il révèle surtout un moment délicat de la vie démocratique : celui
qu’on appelle l’arbitrage et qui est l’art de clore la délibération.
Il est
délicat, parce que la démocratie est affaire de paroles et que clôturer les
débats semble trahir son esprit. Cela s'appelle décider, c'est-à-dire « trancher ». C'est aussi nécessaire à la démocratie (qui est un kratos : un pouvoir) que d'écouter le demos parler. Sans le premier (sans décision), le second n'existe pas et la démocratie est boiteuse. Le Premier ministre engage la responsabilité de son gouvernement sur un texte : la majorité des députés accepte ou non. Où est la « dérive autoritaire » ?
Faire au 49.3 un procès d'anti-démocratie est donc aussi absurde qu'erroné : son usage est rendu possible par la Constitution ; il fait l'objet de délibération ; il respecte le résultat de l'élection.
La seule vraie difficulté, à mes yeux, n'est pas juridique : elle vient de la (faible) qualité du texte qui fera l'objet de cette mesure : un texte qui comporte de vraies difficultés pointées par le Conseil d'Etat et qui est très imprécis sur le financement de la réforme.
Si on était dans une démocratie adulte : ce serait sur ces vrais sujets que la délibération devrait porter …
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