Victor
Hugo avait déjà tout dit dans ses Misérables (1862), mais on ne cesse de
l’oublier : « Premier problème : Produire la richesse. Deuxième
problème : La répartir. Le premier problème contient la question du travail. Le
deuxième contient la question du salaire. Dans le premier problème il s'agit de
l'emploi des forces. Dans le second de la distribution des jouissances. Du bon
emploi des forces résulte la puissance publique. De la bonne distribution des
jouissances résulte le bonheur individuel. Par bonne distribution, il faut
entendre non distribution égale, mais distribution équitable. La première
égalité, c'est l'équité. De ces deux choses combinées, puissance publique au
dehors, bonheur individuel au dedans, résulte la prospérité sociale. Prospérité
sociale, cela veut dire l'homme heureux, le citoyen libre, la nation grande. »
On aimerait citer en
entier ce texte grandiose où Hugo oppose capitalisme et communisme. Le premier —
à son époque, l’Angleterre — produit sans répartir tandis que le second — en
son temps, la loi agraire— répartit sans produire. L’un et l’autre ont pourtant
un résultat commun : la destruction de la société. Car c’est l’appât immodéré
du gain tout autant que la passion frénétique de l’égalité qui met à mal la vie
commune. Le premier installe la concurrence à tous les niveaux ; la seconde instille
l’envie, la jalousie et le ressentiment à tous les étages. Plus personne, dans
ce contexte, ne peut grandir : ni l’individu ni le collectif. D’un côté
l’indifférence totale ; de l’autre, l’indignation permanente.
Pour sortir de ce cycle
infernal, il faut admettre qu’il existe des « inégalités justes » ou encore équitables.
La formule paraît contredire la promesse démocratique, mais elle est pourtant
la seule condition de sa réalisation. Le philosophe John Rawls en a donné une
formulation fameuse avec son principe dit du « maximin ». Pour lui,
les inégalités sont justes, quand, dans un Etat de droit, elles profitent aux
plus défavorisés. Autrement dit, peu importe que les riches deviennent de plus
en plus riches si, dans le même temps, les pauvres deviennent de moins en moins
pauvres.
C’est ce qui rend la
croissance si nécessaire ; et la décroissance si périlleuse. Car loin de
favoriser la justice, la sobre frugalité — tant louée de nos jours
— ne ferait qu’augmenter la rareté et ipso facto les conflits. Cela
vaut au niveau national, comme au niveau mondial. Et c’est ce qui s’est passé
durant les soixante dernières années : les inégalités de revenus ont
explosé tandis que la misère du monde a reculé. Comme dit le prix Nobel
d’économie Angus Deaton, nous avons vécu la Grande évasion (PUF, 2016) de
la prison de la misère. Faut-il s’en réjouir ? Oui ! Faut-il s’en
satisfaire ? Non ! Car le nombre de prisonniers ou de repris reste
scandaleux ; car la pauvreté est une hydre dont les innombrables têtes ont
une hideur toujours inédite.
Mais faut-il en tirer
que la haine des riches est juste ? Non, parce qu’elle est une impasse
politique et sociale. Elle est l’instrument qu’utilisent les « dégagistes
» pour prendre la place des dégagés … avant d’être eux-mêmes dégagés. Elle
est surtout un délire de toute-puissance qui fait croire que l’abolition des
riches aidera magiquement les pauvres. Supprimons par décret les 1% les plus
riches du monde : so what ? Il restera les 5%, les 10%, les
20%, et tous ceux qui ont plus que nous. Supprimons-les et nous resterons seuls
dans un monde enfin juste mais vide. La haine des riches cache donc l’amour
du pouvoir et le rêve solitaire de toute-puissance. Quoi de plus normal,
dira-t-on, à l’âge de la démocratie, qui promet à chacun la maîtrise de son
destin ? Certes, mais on doit juste accepter que cette maîtrise ne soit pas
totale et qu’il faille, dans la vie privée comme publique, « faire avec »
les autres et le réel. Cet esprit de responsabilité est l’exact contraire de la
haine, mais tellement exigeant !
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