L’Express :Pour reprendre le titre de votre dernier ouvrage, comment confiner un peuple-roi ?
C’est un vrai défi pour les démocraties libérales, comparées à des régimes qui le sont moins ou pas du tout, c’est-à-dire illibéraux ou autoritaires. Nos sociétés habituées à l’individualisme, à la liberté et au bien-être, où le sens du collectif s’est dilué, où le sens du tragique s’est dissipé, affrontent la même menace que la Chine autoritaire. Celle-ci a certes pâti de l’inexistence d’un espace public libre qui aurait sans doute pu alerter au départ et briser le démarrage de l’épidémie. Mais, une fois le danger officiellement reconnu, la réponse a été spectaculaire d’efficacité. D’autres démocraties libres, telles Taïwan ou la Corée du Sud, ont eu des réactions encore plus exemplaires, parce que le collectif y est une valeur centrale, mais aussi parce que les leçons des alertes précédentes y avaient été tirées : confinement volontaire, port du masque, dépistage, utilisation des technologies, isolement des personnes atteintes, … En Europe, les réponses ont été beaucoup moins fermes et cohérentes, alors même que nous avions avec l’Italie, une courageuse avant-garde. A-t-on été assez solidaire ? A-t-on su tirer les leçons de ces alertes ?
Ce retard n’est-il pas lié au fait que, sans gradation dans la mise en place des mesures de confinement, les citoyens d’un pays comme la France ne supporteraient pas une restriction trop brutale de leurs libertés ?
Je n’en suis pas sûr. Le risque va dans les deux sens. Si les décisions sont complètement déconnectées de l’opinion publique, il peut y avoir une forme de résistance car elles paraîtront exotiques, voire complètement délirantes. Au début de la crise, les discours très rassurants des autorités médicales comme politiques, n’ont pas préparé les Français à accepter la restriction de leurs libertés. A l’inverse, si l’on renforce les mesures de confinement progressivement, c’est une manière de reconnaître que celles qui avaient été prises auparavant étaient insuffisantes. Ce manque d’anticipation peut aussi décrédibiliser le pouvoir. La juste mesure est une alchimie très délicate et il faut que nous autres, citoyens, ayons conscience de l’extrême difficulté de décider par ces temps de crise. Une décision politique, ce n’est jamais un choix entre la bonne et la mauvaise option, mais entre la mauvaise et la pire. Nous y sommes. C’est le sens de la dramatisation nécessaire et justifiée qu’a apportée le Président quand il a dit : « nous sommes en guerre » !
Est-ce que les mesures de confinement peinent à être respectées car les citoyens français sont dans une forme de déni, voire d’inconscience, face à l’épidémie ?
C’est parce que la menace reste encore abstraite que la mobilisation générale et la transformation totale des vies individuelles ont tant de mal à se mettre en place. Dans une guerre, il y a un ennemi à détester et une vraie tragédie qui impacte toutes les existences individuelles. En 1914, on haïssait l’Allemagne, chaque famille était touchée de près ou de loin, souvent très gravement. Là, il n’y a qu’un virus. Le haïr serait absurde. Or, sans le secours de la haine, l’unité nationale est toujours plus difficile à construire, mais il y a quelque chose de cet ordre qui se dessine. Je suis beaucoup plus inquiet pour l’« après confinement » quand les problèmes vont éclater simultanément …
Si le discours politique n’est pas le bon, les Français peuvent-ils se rebeller ?
Il y avait un bug dans le discours d’Emmanuel Macron sur le premier tour des élections municipales. En substance, la situation est grave, mais on peut organiser les élections ; la démocratie est plus forte que la maladie. J’étais personnellement favorable à cette décision de maintenir les élections, mais force est de constater que ce fut une erreur ; une erreur collective, certes, car ce sont les consultations des autorités politiques et médicales qui ont conduit à la prendre ; mais une erreur tout de même. On retrouve quelque chose de cet ordre dans l’injonction contradictoire actuelle entre se confiner et continuer, pour certains, à travailler afin que la France puisse tourner. Mais là, c’est la réalité qui est contradictoire : pas la décision. Le confinement ne peut être total sans se nier lui-même. C’est pour cela que nous devons être reconnaissant, non pas seulement à l’égard du personnel médical qui est en première ligne, mais des commerçants, des livreurs, des caissières, des éboueurs, de ceux qui nous fournissent l’énergie, les services ; et qui continuent à se déplacer pendant que les cadres télé-travaillent.
Est-il urgent d’écrire un récit national face au coronavirus ?
Toute crise est une rupture. Elle nous force à réfléchir sur nous-mêmes et à prendre du recul. C’est comme quand on apprend la maladie ou le décès d’un proche : nos soucis quotidiens deviennent d’un seul coup très relatifs. On se reconcentre sur l’essentiel. Il y a donc bien quelque chose de l’ordre du récit, qu’il convient d’inscrire dans la perspective de l’après-crise. Nos modes de vie doivent changer mais, attention, méfions-nous du type de récit qui, comme souvent en France, s’inscrirait dans une forme de détestation de soi ou de culpabilisation. Une petite musique, nourrie de « joie mauvaise », jouée par les courants colapsologues, commence d’ailleurs à poindre sur une prétendue “revanche de la nature”, prélude à une révolution qui serait à la fois ultra-verte et infra-rouge. Les prophètes de l’advenu sortent de leur coquille en mêlant la crise sanitaire, les défis environnementaux, la mondialisation, la finance internationale et l’impératif de tout changer ! Le tout-changisme est l’autre visage du rien-fairisme … Sans doute faut-il d’ores et déjà réfléchir au « monde d’après », mais je crois préférable de le faire sans idéologie, avec sang-froid et pragmatisme. Commencer par revoir les règles mondiales de veille sanitaire ; interroger la localisation des productions essentielles ; étudier les impacts environnementaux de ce coup d’arrêt industriel afin de mieux calibrer les politiques à venir ; analyser les réseaux de solidarité (entre personnes, régions, pays) qui ont fonctionné durant la crise et ceux qui ont été totalement défaillants ; voir comment étayer les premiers et revitaliser les seconds ; se questionner sur le gaspillage de temps, de réunions, de produits ; booster les projets économiques innovants qui intègrent plus de dimensions (recyclage, proximité, énergie) … Bref, il va y avoir beaucoup de grain à moudre pour la pensée, dans un contexte qui sera économiquement et socialement celui d’un désastre, avec une marge de manœuvre financière très réduites des Etats, à qui on demandera tout. C’est un sacré défi qui nous attend ! Profitons du confinement pour nous y préparer, car ce sera violent.
Quelles failles de notre système démocratique la crise du coronavirus révèle-t-elle ?
La crise révèle l’existence d’un clivage sur fond d’une union nationale qu’il ne faudrait pas sous-estimer. Il y a d’un côté, l’insouciance de ceux qui sont en haut de la société et qui ont pu se croire exemptés des règles ; de l’autre, le séparatisme de ceux qui, depuis quelques temps, se sont mis en marge de la Républiqie. Ceux qui ne veulent pas entendre les consignes, et ceux qui ne les écoutent plus depuis longtemps. Nous testons en direct la thèse de l’« archipel français », chère à Jérôme Fourquet. Cela me conforte dans l’apologie de l’obéissance que je proposais dans Comment gouverner un peuple-roi ? Il serait temps de comprendre qu’elle n’est pas synonyme de servitude, mais qu’elle est au contraire la condition de la vie commune et de la citoyenneté libre. Obéir ce n’est pas se soumettre, c’est constater qu’on n’est pas seul au monde et que, pour vivre avec les autres, il faut des règles, y compris celles qu’on n’approuve pas. Si on sort son petit veto personnel — avec de beaux effets de manche — dès qu’on est contrarié, notre nation n’ira plus très loin. C’est dans ces moments tragiques que cette idée simple de l’ « obéissance civile » peut (re)venir … ou pas.
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