Paru sur le site de l'Express (18/03/2020)
En théorie, une démocratie, très difficile à gouverner par temps calme, est plus aisée à piloter par gros temps. En effet, quand les circonstances deviennent graves, les débats se concentrent sur l’essentiel, les clivages anecdotiques tendent à se dissiper, les énergies convergent vers l’action et la décision est plus simple à prendre et à imposer. Ce fut le cas pour la IIIe République durant la Guerre de 14/18 : « Union sacrée ». Mais, la pratique ne suit pas toujours la théorie. Un exemple ? Juin 40 ! Ce mois-là, la France part à l’envers : le fatalisme l’emporte, les énergies divergent, les clivages demeurent. Qu’était-il arrivé ? La France était passé en quelques jours de l’insouciance la plus totale (« Drôle de guerre ») au défaitisme le plus complet (« Débâcle »). Et comme la perspective de repartir comme en 14 n’enchantait vraiment personne tant les blessures étaient encore béantes, la virtù du pays s’est évanouie, à quelques exceptions près.
Nous ne sommes certes pas dans la situation de juin 1940, mais il nous faut, je crois, être vigilants sur trois points cruciaux.
• Nous autres, démocrates du XXIe siècle, nous étions habitués à la paix, à la sécurité, à la santé, bref à une vie « normale ». Certes les attentats de 2015 étaient venus troubler cette quiétude ; mais s’ils ont marqué profondément les esprits de tous, ils n’ont pas modifié fondamentalement la vie de chacun. Avec le coronavirus, en revanche, c’est la vie de tous qui est transformée et la santé de chacun qui est potentiellement menacée. Il s’agit d’une vraie guerre mondiale et nous ne savons plus trop comment y faire face.
• D’autant qu’il s’agit d’une guerre sans ennemi, humain s’entend. Nous n’aurons donc pas le secours de la haine pour mobiliser les énergies et concentrer les esprits, car on ne va pas détester un virus ! Du coup, le danger qui nous guette est de déplacer l’objet de notre haine sur nos gouvernants. On l’entend déjà : « ils n’ont pas pris les décisions à temps » ; « ils nous ont menti » ; « ils sont nuls » ; « ils sont focalisés sur leurs intérêts politiciens ». Cette haine, si elle se poursuit, sera délétère, car elle nuira à la confiance indispensable à la bonne conduite de la lutte sanitaire. Le défaitisme alors l’emportera.
• Or nous entrons dans une période tragique telle que notre pays n’en a pas connu depuis 80 ans. Ce qui caractérise la tragédie, c’est qu’il n’y a pas de bonnes ou de mauvaises décisions ; dans le meilleur des cas, il y en a des mauvaises et des pires. Je trouve dans les Mémoires du Chancelier allemand Schröder cette juste définition du tragique. C’était à l’occasion du très vif débat sur l’intervention militaire allemande au Kosovo (1999) : « Le mouvement de 68 nous a apporté beaucoup de nouveautés et beaucoup de bonnes choses. Mais il en a aussi enseveli certaines, notamment le sens du tragique. Nous en sommes venus à qualifier de « tragique » tout ce qui est triste. Non, une situation est tragique si l’on se rend coupable quoi qu’on fasse. Bien sûr qu’on devient coupable quand on largue des bombes. Mais la seule question qui vaille, c’est de savoir comment on peut se rendre plus coupable encore. »
Un gouvernement ou un président, par définition, est coupable, car il prend des décisions ; et décider, c’est trancher dans le vif du réel. Faut-il le lui reprocher ? Faut-il le haïr pour cela ? Non, car on finirait ainsi par se condamner à l’impuissance et in fine à se haïr soi-même.
Quand le temps sera venu, pour lui, de rendre des comptes, alors on pourra évaluer s’il a fait les choix les plus judicieux ou les plus malheureux. En attendant, il faut accepter ses mauvaises décisions, forcément mauvaises …
Dans cette guerre sans ennemis, il y a des morts, des soldats, un front, un « arrière » ; il doit y avoir une mobilisation, une discipline, une unité.
Les lignes qui précèdent ont été rédigées avant l’allocution du président de la République du 14 mars 2020. Après l’avoir écouté, je puis dire que je l’ai appréciée : ses paroles ont été à la fois concrètes, claires et fermes. Elles n’ont pas été simplistes mettant les Français face à leur responsabilité : l’Etat est là, a-t-il dit en substance, mais sans les citoyens, il n’est rien. On a là une esquisse de cette démocratie adulte que j’appelle de mes vœux.
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