Le Figaro (10/02/2023) — Eugénie Bastié
Quel nouveau rapport à la vieillesse se dévoile selon vous dans l’attachement viscéral que manifestent les français à l’âge de la retraite à 62 ans? La retraite a changé de sens. Elle fut d’abord inventée pour un être un « secours » contre l’indigence sénile et permettre un bref de temps de repos après une longue vie de labeur. « Aujourd’hui vieillesse est synonyme de pauvreté » : c’est la phrase choc du rapport Laroque de 1960, qui marque le début en France de la retraite pour tous, une des plus formidables réussites de l’Etat providence. C’est pourtant Bismarck qui en inaugure le dispositif (en 1891) avec l’intention de couper l’herbe sous les pieds des revendications socialistes. A l’époque, on disait méchamment (déjà) de son invention qu’elle était une « retraite pour les morts », puisque rares étaient les ouvriers qui parvenaient à atteindre l’âge légal (65 ans). La retraite d’aujourd’hui n’a plus du tout la même fonction. Avec l’augmentation de l’espérance de vie, dont il faut rappeler l’ampleur — 40 ans en 1900 ; 80 aujourd’hui, soit une vie entière de plus — elle est devenue le financement d’une nouvelle tranche de vie : un temps offert à l’épanouissement personnel après une vie de labeur de plus en plus courte.
Ce qui se dégage de ces manifestations, c’est que les Français n’aiment pas leur travail. N’y a-t-il pas un malaise profond autour du travail ?
Oui, le travail a autant changé que la retraite Aujourd’hui, il occupe en moyenne entre 10 et 15 % de notre existence : il commence plus tard (23 ans en France), finit plus tôt (65 ans), avec une durée hebdomadaire moindre (35 heures), des congés payés, et une vie beaucoup plus longue. Cela dit, s’il occupe moins notre temps, il nous prend plus la tête qu’avant, car ses frontières sont devenues floues. Grande angoisse de ceux qui n’en ont pas encore (les jeunes) ou plus (les chômeurs), il est la grande souffrance de ceux qui en ont, mais trouvent toujours qu’ils en ont trop. A la pénibilité physique, qui touche moins de métiers, s’est substituée d’autres maux : ennui, pression et isolement professionnels … En fait l’hétérogénéité du travail est devenue considérable, ce qui rend moins lisible le système général par répartition : chacun a de très bonnes raisons de se sentir lésé, oublié, méprisé, … et ce, quelle que soit la réforme.
Pour autant, il ne faut pas négliger le fait que si la retraite est un droit, elle est aussi une rupture critique dans le cours de l’existence. Comme avec la naissance du premier enfant, c’est tout le quotidien qui se trouve chamboulé. Mais alors qu’un enfant apporte du lien et du plein (parfois trop !), la retraite est menacée par le rien. Elle est loin d’être l’âge d’or que l’on décrit parfois : plus d’agenda, un relationnel amputé, une identité incertaine, un sentiment d’inutilité sociale, … L’arrêt brutal de l’activité professionnelle n’est pas bon du tout pour l’espérance de vie.
Certains soulignent l’injustice générationnelle de cette réforme : une génération de « boomers » aurait profité d’un système au détriment des jeunes actifs. Cette question des retraites ne renforce-t-elle pas la question de la guerre des générations, dont vous dites dans votre livre qu’elle n’aura pas lieu ?
Sans nier les disparités intergénérationnelles, je ne vois aucun signe de conflit : toutes les générations me semblent aujourd’hui parfaitement réunies pour faire la guerre … au gouvernement ! De plus, les fractures sociales et territoriales me semblent l’emporter de beaucoup sur les fractures générationnelles. Entre un jeune sans emploi ni formation ni étude (le « NEET ») et l’étudiant, l’écart est gigantesque, tout comme entre le retraité précaire et le sénior fringant.
Le nœud de notre problème français est la décision prise par François Mitterrand en 1982 d’instaurer la retraite à 60 ans. Ce qui présentait alors comme une formidable conquête sociale à l’aune du XIXe siècle était un gigantesque anachronisme au regard du XXIe siècle. Nombreux étaient ceux qui, à gauche, avait pleine conscience des dangers d’une telle réforme : Pierre Mauroy, Michel Rocard, Jean-François Kahn, et bien d’autres. En 1991, le « livre blanc » l’assène : c’était une erreur historique qui fragilise durablement le système de répartition. Cela fait aujourd’hui 40 ans, la France traîne ce boulet politique et social. De 1993 à nos jours, six réformes se sont succédée pour tenter d’en atténuer les effets, toutes insuffisantes pour assurer la pérennité du dispositif. Parions sans gros risque que celle de 2023, objet de tant de passions déchaînées en dépit de sa modestie, ne sera pas la dernière.
Ce retour sur un acquis social ne vient-il pas heurter frontalement la dialectique du progrès au coeur de la promesse de la démocratie libérale ? N’y a-t-il pas une impossibilité à accepter que l’on vivra moins bien que les générations précédentes ?
Je note d’abord un paradoxe : combattre une réforme à venir au nom des acquis revient à défendre la réforme précédente que l’on avait farouchement combattue. J’ajoute qu’après avoir lu les 306 pages du dernier rapport de la DREES sur les retraites, je défie quiconque de dire que le système actuel est globalement plus juste que celui proposé par la réforme, et … vis-et-versa ! Donc, il faut se garder d’exagérer : la dialectique c’est quand une chose se retourne en son contraire ; ce n’est pas du tout le cas ici.
Il n’y a qu’en France, souligne-t-on, qu’une telle réforme a tant de mal à passer. Sommes-nous un peuple ingouvernable ?
Le peuple français est difficile à gouverner parce qu’il attend tout du gouvernement : la liberté, l’égalité, le bonheur, et le pouvoir d’achat ! Forcément il sera déçu … D’autant que le gouvernement est lui aussi convaincu que son rôle est d’octroyer tout cela au bon peuple … : alors forcément, il sera décevant. On lui demande de grossir pour mieux protéger, mais de maigrir pour respecter les libertés : drôle de régime ! Cette double contrainte produit une gigantesque impuissance publique. La France n’est pas seulement ingouvernable parce que les Français râlent, mais parce que les gouvernements n’osent pas gouverner. L’empire des normes, le règne de la « transparence », l’hypertrophie des contre-pouvoirs qui deviennent, comme dit Marcel Gauchet, des « anti-pouvoir » systémiques, tout cela bloque l’action et décourage la démocratie : pourquoi voter pour des élus qui s’avouent impuissants et disent eux-mêmes qu’on a de bonnes raisons de se méfier d’eux ? Tel est le cœur de la crise.
« Vingt ans de formation ; quarante ans de travail ; vingt ans de retraite » : tel est le triptyque de notre modèle social. Ne faut-il pas radicalement tout repenser ?
On peut rêver. Imaginons que le système de répartition soit sécurisé en termes de financement. A la place du triptyque formation-emploi-retraite, on pourra d’abord envisager, comme c’est déjà (un peu) le cas, une « formation tout au long de la vie ». On pourra aussi considérer un travail prolongé, qui commencerait en douceur (cela s’appelle l’alternance) et finirait en souplesse par un cumul emploi/retraite : c’est aussi (un peu) prévu. Mais on pourra aussi inventer une « retraite tout au long de la vie », dont le principe serait : vous acceptez de travailler vraiment plus longtemps, mais avez la possibilité, au cours de votre carrière, de prendre du temps pour vous. Cela s’appelle le « droit au répit ». Il serait conçu sur le modèle du congé maternité (même si celle-ci n’a rien d’un répit), mais en en élargissant les motifs. Ce droit correspondrait à une forme nouvelle de pénibilité du travail, propre aux temps hypermodernes, devenue moins physique que morale. Voilà un bel horizon. Ne cachons pas que la mise en œuvre d’un tel droit sera complexe, mais y réfléchir contribue à sortir du débat français sur les retraites, devenu à la fois hyper-compassionnel et ultra-technocratique. Il est plus que temps d’y remettre un peu d’existentiel !
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