[Paru dans De Platon à Matrix. L'âme du monde. Hommage à Jean-François Mattéi, Editions Manucius, 2015]
Quand nous rencontrons une personne « charismatique », comme
on dit, que ce soit un chef en politique, un maître dans l’enseignement, un
leader dans la vie professionnelle, ou un être aimable dans la vie affective,
son pouvoir de séduction nous « saute aux yeux » et s’impose à nous. Mais cette
évidence, à vrai dire, est obscure, car dès qu’on veut aller plus loin et comprendre
le mécanisme, les raisons, ou même seulement les traits de ce singulier pouvoir
— et cela survient, en général, lorsque le « charme s’est dissipé » —,
alors les mots manquent, les analyses se troublent et la conceptualisation
échoue. Le charisme est un « je ne sais quoi presque tout » qui en impose quand
il est là et est une énigme quand il a disparu. Il rend un personnage plus
qu’attachant, lui confère une sorte de force magique et une puissance de
domination, sans que l’on sache ni pourquoi ni comment. Evident, le charisme
n’est donc jamais clair. Ce qui suscite d’ailleurs un doute à son égard,
notamment en matière politique : qu’est-ce que masque cette puissance ?
Quelle volonté maligne, manipulatrice voire oppressive se cache sous la parure opaque
de la grâce ? Sans doute le souvenir des épisodes totalitaires ou seulement
autoritaires nous a-t-il rendu méfiant à l’égard d’une qualité que l’esprit des
temps démocratiques n’apprécie guère. Il y a là trop de transcendance pour
l’âge de la laïcité, trop de supériorité pour l’âge de l’égalité, trop
d’émotion pour l’âge de la raison et trop de soumission pour l’âge de la
liberté. Et pourtant : en dépit de tous ces défauts, l’individu
démocratique peine à se défaire d’une certaine nostalgie. Même s’il s’en
défend, il se prend parfois à regretter l’évidence d’une autorité qui émanerait
d’une personnalité exceptionnelle ; il continue d’attendre « Le Chef » comme
le messie et il exige toujours d’un candidat à l’élection qu’il le « fasse
rêver ». Il est vrai que cela ne dure guère : dès que le rêve prend trop
de place, et dès que le candidat est élu, chacun s’acharne à déboulonner la
statue. En fait, tout se passe comme si on élisait aujourd’hui les politiques, … pour
mieux les détester ensuite. Mais précisément : c’est parce que, quoi qu’on
dise, nous ne nous sommes pas tout à fait réveillés du rêve charismatique.
Face à cette double difficulté d’une évidence obscure et
d’une attente méfiante, faudrait-il se résoudre à ne définir le charisme qu’en
creux ?
C’est la solution qu’avait adoptée
le plus célèbre théoricien du pouvoir charismatique, le sociologue Max Weber, qui
en a donné une définition négative. L’autorité charismatique, disait-il, est
celle qui n’émane ni du passé (comme l’autorité traditionnelle) ni d’un contrat
(comme l’autorité légale) ; elle n’est pas davantage le fruit d’une habitude
à obéir ni d’une réflexion personnelle guidée par l’intérêt bien compris. «
Nous appellerons charisme, disait Weber, la qualité extraordinaire
[…] d’un personnage, qui est, pour ainsi dire, doué de forces ou de
caractères surnaturels ou surhumains ou tout au moins en dehors de la vie
quotidienne, inaccessibles au commun des mortels ; ou encore qui est
considéré comme un envoyé par Dieu ou comme un exemple, et en conséquence
considéré comme un “ chef ” [Führer]»[1]. Le charisme vient d’ailleurs ! Et, pour
illustrer son propos, Weber prenait pour exemples originels les prophètes, les
sages, les thérapeutes, les juristes, les grands chasseurs ou les héros guerriers.
La difficulté du charisme est que, niché au cœur d’une personnalité toujours singulière,
il semble échapper à toute généralisation. Le personnage charismatique
authentique ne s’autorise que de lui-même pour accéder à l’autorité : ce
qui semble vouer à l’échec toute tentative pour en cerner les limites.
Et la tentative paraît d’autant plus
vaine que le terme regroupe une profusion de sens différents qui se sont
accumulés au cours de l’histoire depuis la Charis
grecque, qui embarque avec elle : charme,
charité, eucharistie ; jusqu’à sa traduction en latin par Gratia, qui ajoute : la grâce, les grâces, gracieux, gratitude, gratification, gratuit, gratis … Ce qui nous fait là un nombre
de registres sémantiques — de l’esthétique à l’éthique en passant par le
religieux et l’économique — plus qu’impressionnant : vraiment décourageant !
Mais égaré dans ce labyrinthe de
sens et de dimensions, il se pourrait qu’un guide sûr se présente à nous. Il
s’agit de l’unique essai, à mes yeux inégalé et même grandiose de définition
positive et complète du charisme. Il se trouve dans le livre de Xénophon,
intitulé la Cyropédie (ou l’éducation
de Cyrus), rédigé entre 378 et 362 avant J.-C[2]. C’est là
un texte un peu oublié voire désuet, réservé aux méritants élèves de grec
ancien. Mais on néglige que, selon certains témoignages, il fut le livre de
chevet d’Alexandre, de César et de Napoléon … c’est tout dire. L’ouvrage
raconte la vie de Cyrus le Grand, le fondateur de l’Empire Perse et de la
dynastie des Achéménides, qui vécut entre 599- v 530 av. JC. Ce « Roi des
rois » soumit l’empire mède de son grand père Astyage, l’empire de Lydie du
riche Crésus, les cités grecques d’Ionie, et l’empire babylonien qui s’étendait
de la Mésopotamie à la Phénicie et la Judée. Sous son règne, c’est un ensemble
politique gigantesque qui se constitue : le premier empire à vocation
universelle de l’histoire. Rien que cela justifiait un portrait. Mais, comme on
va le voir, le Cyrus de Xénophon n’a que très peu à voir avec le personnage
historique : l’histoire de sa vie est plutôt le prétexte d’une réflexion
philosophique sur la nature du pouvoir.
(à suivre)
[1] Wirtschaft und Gesellschaft,
[1912] I, 3, § 10 ; Economie et
Société, trad. Plon, « Pocket », 1995, I, p. 320
[2] Je souhaiterais ici rendre hommage à l’excellent
livre de Vincent Azoulay, Xénophon ou les
grâces du pouvoir (Publications de la Sorbonne, 2004) auquel cet article
doit beaucoup. Cet ouvrage présente une analyse exhaustive de la Charis chez Xénophon dans une
perspective, très stimulante, d’anthropologie historique. Pour ma part, je
tente d’en tirer une construction idéal-typique qui viendrait compléter
l’analyse wébérienne.
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