(suite)
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Cyrus est d’abord un bon fils. De
rang royal, il est bien né (kaloskagathos),
attentif à ses ancêtres et respectueux des anciens. Il écoute, par exemple,
sagement les conseils politiques et stratégiques que lui prodigue son père
Cambyse (I, 6). Cette fidélité l’installe dans la durée et fait de lui le pivot
d’un ordre qui le dépasse. S’il est grand, c’est aussi qu’il sait être petit ;
humble face au temps qui passe et face à ce qui dépasse le temps, à savoir le
divin. C’est pourquoi Xénophon ne cesse d’insister sur une des principales
qualités de Cyrus : sa piété exemplaire. Lisons cette prière qu’il lui met
dans la bouche : « Ô
Zeus ancestral, Soleil et tous les dieux ! Acceptez ces offrandes en
action de grâces pour toutes les œuvres louables que je vous dois et ces autres
actions de grâce (charis) pour
m’avoir montré par des présages, par des signes célestes, des oiseaux et des
voix ce qu’il fallait faire et ne pas faire. Infinie reconnaissance à vous
encore pour m’avoir fait constater votre sollicitude et toujours empêché de
tirer de mes succès des pensées dépassant la condition humaine [je
souligne] » (VIII, 7). Cyrus a ainsi la grâce de la gratitude, la mesure
de sa grandeur.
Bon fils, Cyrus sait, en deuxième lieu, être un frère parfait. Malgré sa haute
naissance, il est, pour son éducation, mêlé aux autres enfants sans autre
privilège que ses qualités personnelles ; malgré son commandement, il partage
la vie quotidienne de la troupe, ses souffrances, ses privations ; malgré
sa royauté, il est attentif aux qualités des « sans grade », qu’il reconnaît
comme des frères d’armes. Mais, à chaque fois, dans cette égalité de situation,
sa supériorité se manifeste : il court plus vite que les autres enfants,
il se bat mieux que les autres soldats, il endure plus que ses compagnons
d’armes, il voit plus loin que les autres généraux[1]. C’est
donc bien du grand frère qu’il s’agit : primus inter pares ou prince.
Et s’il sait aussi être « comme tout le monde », c’est qu’il s’agit là d’une
qualité qui n’est pas donnée à tout le monde. Sa grandeur simple est exceptionnelle :
deuxième trait de son charisme.
Cyrus est également un bon père pour tous les gens qui l’entourent. Il en possède la qualité
majeure — royale et non plus princière — , à savoir la justice, qui signifie
l’art et la manière de donner à chacun ce qui lui revient : récompense
comme punition. A chaque fois, il parvient à identifier ce qui convient le
mieux à telle personne et dans telle situation : faut-il être sévère ou
être clément ? Faut-il rémunérer ou honorer ? Faut-il donner, pardonner ou punir ? Le
talent de Cyrus est d’avoir un jugement parfait en toutes circonstances. Il est
comme une « loi vivante » et bienveillante, ne gardant rien pour lui, dénué
d’égoïsme, et mesurant avec précision la qualité des relations. Comme le dit un
de ses généraux : « J’ai remarqué en beaucoup d’autres circonstances
qu’un bon chef ne diffère en rien d’un bon père de famille. Un père, en effet,
se préoccupe d’assurer solidement l’avenir de ses enfants, et je vois qu’à
présent Cyrus nous donne les conseils les plus propres à conserver notre
bonheur » (VIII, 1). Et Cyrus lui-même reconnaît sa force de gratification : «
Toutes ces richesses […], il faut que vous les teniez pour vôtres autant que
pour miennes, car si je les amasse, ce n’est ni pour les jeter tout seul par
les fenêtres, ni pour les consommer tout seul — j’en serais incapable
— mais pour pouvoir récompenser par des dons, à tour de rôle, tout auteur
parmi vous d’une bonne action » (VIII, 4)
Père juste, à la fois généreux et sévère, Cyrus se révèle
être aussi une « bonne mère »,
attentive et pleine de sollicitude. Il est, dit Xénophon, comme la reine des
abeilles (V, 1) qui sait veiller à l’économie intérieure de la ruche. Il
ne néglige aucun détail. Il se préoccupe de tout ce qu’il faut pour une
expédition : nourriture, armement, vêtements chauds, et même ces petites
attentions qui viennent contenter les soldats afin de soutenir leur moral. Il
institue ainsi une sorte de « caisse d’assurance maladie » pour soigner ses
hommes en campagne (VIII, 2, 24). Le charisme de Cyrus relève donc aussi du care, c’est-à-dire du soin apporté aux
plus fragiles et vulnérables.
Si la justice du père garantit l’ordre politique (dans la
cité, polis), la sollicitude de la
mère maintient l’ordre domestique ou économique (dans la maison, oikia) . (voir Cyr., I, 3,
16-17 ; II, 2, 18-21 ; VIII, 6, 23 ; voir également Hérodote, Histoires, III, 89). Et réunissant les
traits des deux parents, Cyrus a ce talent de faire grandir ce sur quoi il
règne : aussi bien les hommes (qui s’élèvent à leur meilleur), que les
terres (qui deviennent Empire) et les choses (qui, de profanes, se haussent au
sacré).
Enfin, en plus de toutes ces qualités familiales, Cyrus apparaît
comme un amant sublime, dégageant un érotisme irrépressible. Sa beauté,
« son éclat » dit Xénophon, subjuguent son entourage (masculin comme féminin)
qui n’a de cesse de s’en faire aimer, de le contenter, de l’imiter[2]. Objet
de tous les désirs, Cyrus sait pour sa part parfaitement contenir les siens, car
il comprend vite que cette ascèse est la condition de la durée. Cette
érotisation du pouvoir est un des traits essentiels de l’autorité
charismatique, dont Xénophon montre qu’elle relève à la fois du don et de
l’artifice. Certes Cyrus est beau et naturellement charmant, mais il sait aussi
se mettre en scène, ainsi que le montre le récit du cérémonial de son
« triomphe », après la prise de Babylone :
« Sortant
de la porte, en char, Cyrus attirait les regards ; il portait la tiare
droite et une tunique de pourpre avec des reflets blancs — sauf lui
personne n’a le droit d’avoir des reflets blancs — le pantalon bouffant
teint d’écarlate autour des jambes, un surtout entièrement pourpre. Il avait
aussi un diadème autour de la tiare [...]. Il avait les mains hors des manches.
Sur le char, à son côté, se trouvait un cocher de grande taille, moins grand
que lui cependant, soit de nature, soit en vertu de quelque artifice ; en
tout cas, Cyrus apparut beaucoup plus grand.
[…] En le voyant, tout le monde fit la prosternation, soit que certains
eussent reçu l’ordre de donner l’exemple, soit encore que la mise en scène et
l’air de grandeur et de beauté que Cyrus présentait aux regards eût stupéfié
la foule. Avant ce jour aucun Perse ne s’était prosterné devant Cyrus »
(VIII, 3).
Cyrus organise donc son pouvoir de séduction : il le
travaille, sachant se mouvoir dans la multiplicité des sollicitations et des
désirs qu’il suscite, attisant les jalousies à son égard, mais sachant aussi
les atténuer. Il sait qu’une fois passés les combats héroïques, le pouvoir doit
se transformer. A la guerre, il était important d’être présent pour frapper les
esprits de sa gloire. Mais, en temps de paix, il faut plutôt se faire rare et
se laisser désirer. L’invisibilité, alors, loin de nuire au pouvoir, le
renforce, puisque le chef n’étant jamais nulle part visible, peut être
virtuellement partout (VIII, 2).
[1] Ses qualités natives sont énumérées par
Xénophon : « Cyrus, d’après les récits et les chants qu’on entend encore
aujourd’hui chez les Barbares, avait reçu de la nature une figure d’une très grande
beauté, une âme extrêmement généreuse (philanthrôpotatos),
passionnée pour l’étude (philomathestatos)
et pour la gloire (philotimotatos) au
point d’endurer toutes les fatigues, d’affronter tous les périls pour mériter
des louanges » (I, 2, 1).
[2] Voir Cyr.
I, 4, 27 sq. ; IV, 1, 24.
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