Le titre pourra choquer : peut-on attribuer la dignité d’une pensée philosophique aux monstrueux auteurs des attentats du 7 janvier et du 13 novembre 2015 ? Sous l’effet de la sidération, on préférera les qualificatifs de fous furieux ou de barbares archaïques. Mais, une fois l’émotion passée, il faut mesurer sa double erreur : décidément ces fous sont bien rationnels et ces barbares bien au fait des technologies les plus avancées. En outre, comme nous avons par le passé trop souvent sous-estimé cet adversaire redoutable, tentons de comprendre l’idéologie qui l’anime. Si elle peut séduire tant de personnes y compris dans notre univers démocratique et au point de lui sacrifier leurs vies, il est urgent d’identifier les ressorts de son pouvoir d’attraction et, donc aussi, sa cohérence.
Je
suivrai ici de près l’analyse de Marcel Gauchet (« Les ressorts du
fondamentalisme islamique » Le Débat,
2015-3, pp. 63-81) qui me semble la
plus éclairante, parce qu’elle situe cette forme particulière de
fondamentalisme dans le temps long de l’histoire humaine, alors que nous
restons un peu trop collés au fil de l’actualité.
1) La transition moderne
Sociétés religieuses vs sociétés
modernes
Tout le mystère de l’’histoire
humaine peut se lire comme celui d’une transition, longue et sinueuse, entre
deux types de société : les sociétés religieuses et les sociétés modernes.
Comment comprendre que de l’univers religieux des anciens ait pu naître notre
univers laïque et démocratique ? Tout semble en effet opposer les sociétés
traditionnelles et les sociétés modernes : nous nous pensons
individuellement et collectivement autonomes, maîtres et possesseurs de nos
règles de vie et de nos lois, alors qu’elles s’affirmaient « hétéronomes », rejetant dans le passé ou le sacré la source ultime de toutes
normes ; nous apprécions plus que tout le progrès et l’innovation, alors
qu’elles les regardaient comme les péchés par excellence, leur préférant la
pérennité de la coutume et la valeur du passé ; nous faisons spontanément
de l’individu la valeur cardinale de nos sociétés, alors qu’elles n’accordaient
d’existence à l’être humain que comme membre d’une collectivité (holisme) qui
l’englobe et la dépasse à tous égards ; nous pensons les humains comme des
égaux quel que soit leur sexe, leur âge, leur ethnie ou leur position sociale,
tandis qu’elles envisageaient d’emblée une multitude de degrés dans un continuum hiérarchique.
Autonomie, progrès, individualisme,
égalité contre hétéronomie, tradition, holisme, hiérarchie : l’opposition
est totale. L’histoire de ce passage d’une société à son contraire est longue,
sinueuse, marquée d’innombrables accélérations et régressions. Son point
d’aboutissement (non nécessaire) est la démocratie capitaliste occidentale, qui
suscite dans le monde un double mouvement d’attraction et de répulsion.
Attraction pour son mode de vie prospère et pacifique ; répulsion pour la
puissance destructrice qu’elle recèle à l’égard du « monde d’avant ».
Destruction créatrice vs révolution
conservatrice
Cette histoire de la transition
moderne est marquée par deux types de forces qu’on pourrait appeler tragiques.
D’un côté, celles de la « destruction
créatrice » propres au capitalisme, mais aussi à la démocratie ; de
l’autre, celles de la « révolution
conservatrice » propres aux adversaires de la transition.
Exemples des premières : la
destruction des solidarités traditionnelles oblige à créer des solidarités
nouvelles (Etat providence) ; la fin des paysans contraint à inventer
l’écologie ; …
Exemples des secondes : le
désir de Luther de revenir contre les dérives « modernistes » de l’Eglise
de son temps au message pur et originel du christianisme ; mais ce faisant
Luther invente et accélère la modernité en promouvant « l’esprit critique »
contre l’autorité. Conservateur dans son projet, il se révèle révolutionnaire
dans sa méthode. Même chose pour Hobbes qui, aspirant à refonder l’autorité
politique légitime, contribue à sa démocratisation ; …
Destruction
créatrice et révolution conservatrice,
sont les deux tempos qui rythment la grande transition moderne depuis qu’elle
est enclenchée.
Mais au XXe siècle, tout s’accélère :
la révolution industrielle achève de détruire l’ancestrale société paysanne
(fondamentalement religieuse et traditionnelle dans son principe) sans que l’on
puisse d’emblée percevoir le nouveau cadre de la « recréation ». Ce sentiment de fin du monde entraîne une
réaction terrible : celle du totalitarisme.
Le totalitarisme
Le mot, rappelons-le, est utilisé
pour la première fois de manière positive par Mussolini en 1932 pour désigner
l’Etat « totalitaire » qu’il appelle de ses vœux. Cet idéal se conçoit à
partir de l’échec des démocraties libérales ou, plus exactement des
« gouvernements représentatifs ». Que leur reproche-t-il ? Tout simplement
de n’être ni des gouvernements ni représentatifs. Ce ne sont pas des
gouvernements, car englués dans les crises parlementaires, ils apparaissent
tout à fait impuissants ; et ils ne sont pas représentatifs, car leur
pouvoir leur semble préempté par une caste bourgeoise égoïste et sectaire.
C’est face à ce double échec que Mussolini forge l’idée d’un Etat totalitaire
qui retrouverait le véritable sens de la communauté (holisme), la réalité du
lien social (hiérarchie), une autorité incontestée (hétéronomie) et lutterait
contre l’individualisme destructeur. Sans l’identifier lui-même, Mussolini
aspire à la restauration d’une société religieuse ; mais, nourri de la
philosophie moderne de l’histoire, il inscrit son projet dans le futur
(révolution) plutôt que dans le passé en mobilisant pour y parvenir tous les
instruments modernes (technologies, propagande, gestion des masses) en
cherchant à les « retourner » contre la modernité qui les a produits.
Le nazisme, tout comme le marxisme-léninisme
et le stalinisme entrent pleinement dans le cadre de ce projet, même si
c’est, à chaque fois, selon des modalités et des stratégies différentes. Cela
justifie assez la validité (pourtant toujours contestée) du concept de
totalitarisme. L’idée qu’ils sont des « religions séculières » (Aron)
permet de rendre raison de leur structure contradictoire, mélange monstrueux
d’Ancien et de Moderne ; d’hyper-traditionalisme et d’ultra-modernisme.
A la place du contenu religieux, le
totalitarisme a mis la science, soit l’autorité suprême de l’âge moderne. La
lutte des races dans un cas, lutte des classes dans l’autre, permettent de
rendre compte de la totalité du devenir historique, d’en prédire de manière
certaine le cours et d’en déduire une politique vraie. Accessoirement, elle
permet de considérer ses opposants comme de simples erreurs de raisonnement ou
bugs du logiciel qu’il convient d’effacer froidement sans regrets ni
scrupules : et même par devoir !
Le Fondamentalisme
Le totalitarisme est une maladie
moderne intra-européenne. Le fondamentalisme, s’il émerge en Occident, se
développe avec toute sa puissance dans l’espace non occidental. Celui qui subit
de plein fouet les destructions causées par la modernité ; et ce, avec une
ampleur et une rapidité, sans commune mesure avec l’histoire européenne. Le
terme de fondamentalisme apparaît dans le contexte du protestantisme américain
du début du XXe siècle. Il aspire à replacer à la religion au fondement de la
société dans son ensemble. Pour ce faire, il conteste l’arme de la
modernisation qui semble la plus
incontestable : la science. C’est
pourtant la plus massivement destructrice, puisqu’une fois qu’on y entre, elle
oblige à renier la tradition, la création, la hiérarchie, la communauté
… bref, l’ensemble de la société religieuse. Le mouvement « créationniste
» américain trouve ses racines dans ce mouvement anti-scientifique.
Mais cette contestation de la vision
scientifique du monde n’empêche nullement d’user tous ses produits dérivés pour
favoriser le projet d’un retour à la tradition encore plus pure et plus
originelle que celle des églises officielles. Telle est la contradiction
essentielle du fondamentalisme : il rejette la tradition qu’il prétend
accomplir (quête d’une religion plus pure) ; et il adopte la modernité
qu’il entend abolir (utilisation des armes modernes). Où l’on retrouve la
structure : hypertraditionalisme et ultramodernisme.
Mais l’esprit fondamentaliste se
distingue de l’esprit totalitaire par son refus de la vision scientifique au
profit de la religion. Alors que le totalitarisme tentait de rendre religieuse
la politique ; le fondamentalisme (re)-politise la religion : il
transforme la religion en idéologie.
2) Le fondamentalisme islamique
Dans son article déjà cité, Marcel
Gauchet éclaire de manière limpide le mécanisme de création et de diffusion du
fondamentalisme musulman. Puisqu’on ne saurait mieux dire que lui, je me
contente ici de résumer son analyse indispensable.
Naissance
C’est chez le penseur pakistanais
Mawdudi (1903-1979), créateur de Jamaat-e-Islami, que l’on trouve les
fondements du fondamentalisme musulman. Le contexte est celui des années 1930 et
des luttes de décolonisation de l’empire des Indes. Face aux Britanniques,
Mawdudi ne se contente pas de revendiquer la création d’un « Etat des musulmans
», mais il appelle un « Etat islamique », formule dont il semble être
l’inventeur.
On trouve chez lui trois
redéfinitions qui constituent les piliers du fondamentalisme :
redéfinition de la religion, de la souveraineté et du djihad.
1) Pour Mawdudi, « l’Islam n’est pas une religion dans le sens communément admis
de ce mot. C’est un système comprenant tous les aspects de la vie ». La charia qui en constitue le cœur embrasse
l’organisation collective dans son ensemble. Elle définit aussi bien « les
relations familiales, les affaires sociales et économiques, l’administration,
les droits et les devoirs des citoyens, le système judiciaire, les lois de la
guerre et de la paix et les relations internationales ». Bref, elle détermine
un ordre social « où rien n’est superflu et où rien ne manque ».
2) En matière politique, Mawdudi prône une « théodémocratie
», récusant la version occidentale de la démocratie qui transfère indûment la
souveraineté qui n’appartient qu’à Dieu au peuple, mais reconnaissant à ce
dernier le choix de ses dirigeants.
3) Il théorise le djihad dans une perspective radicalement
universaliste, dont l’horizon est le califat conçu comme Etat islamique mondial
— « L’islam revendique toute la terre et non une petite partie ».
Ces trois idées feront leur chemin
tant chez les Frères musulmans d’Egypte qu’au sein du clergé de l’Iran chiite.
J’ajoute un point
biographique : né en Inde, Mawdudi meurt aux Etats-Unis en 1979 dans
l’Etat de New York. Il était venu y soigner une maladie rénale près de son fils
médecin … L’Occident est honni mais certains de ses progrès sont
appréciés !
Ce premier germe du fondamentalisme
musulman, suivi de quelques autres, reste assez marginal jusque dans les années
1970. Dans le monde arabe, la révolte contre les impérialismes prend jusqu’alors
une forme socialiste et non encore islamiste. Le « socialisme arabe », celui
par exemple du parti Baas, d’Irak et de Syrie, est laïc, scientifique,
révolutionnaire, progressiste. Il utilise, pour aller vite, le langage «
totalitaire » européen sans adopter encore sa voie propre.
Conditions de diffusion
Ce sont trois facteurs principaux
qui vont contribuer à la montée en puissance du fondamentalisme musulman.
a) Il y a d’abord un profond
sentiment d’humiliation. Alors que l’Islam se considère comme « le dernier mot
» de Dieu, comme le monothéisme ultime, donc « le plus vrai », comme le « sceau
de la prophétie », elle se voit géopolitiquement soumise, historiquement
dominée, spirituellement défaite. Cette anomalie produit un ressentiment
puissant, source d’une énergie à utiliser.
b) D’autant que l’Islam a toujours
l’esprit l’épopée de sa fondation et de sa diffusion extraordinairement rapide.
Cet « esprit de conquête », héritée des origines, donne à son universalisme
(trait obligé de tout monothéisme, puisqu’un seul Dieu règne) sa dimension
spécifique. En dépit de la division et de la soumission accidentelles, l’empire
unifié reste l’horizon.
c) Cette perspective est nourrie par
un troisième trait caractéristique : la surenchère littéraliste. Sans
doute, toutes les religions du livre sont-elles confrontées au mystère du
message divin mis en mot. Mais, alors que le judaïsme et le christianisme
intègrent le moment herméneutique comme un moment nécessaire de leur
doctrine : pour eux, si l’esprit est divin, les mots sont humains, et ces
humains sont plus ou moins inspirés (tables de la loi, prophètes, témoins
évangélistes) ; l’islam tend à délégitimer toute espèce d’interprétation
au nom d’une lettre elle-même considérée comme de part en part divine. C’est Dieu
lui-même qui a dicté son message à un prophète jusqu’alors analphabète. Une
telle lecture, qui méconnaît tout ce qu’on sait de l’établissement laborieux et
tardif du texte coranique et toutes les querelles internes à l’Islam, conduit à
ce qu’on pourrait appeler une « ontologie textuelle », soit : l’idée que seul le
Coran est réel ; que le Coran est plus réel que le réel. Le salafisme,
héritier du wahabisme, représente une telle dérive littéraliste. En un premier
sens, il peut être tout à fait inoffensif et déboucher sur une pratique
religieuse focalisée sur la lecture du Coran et l’observance stricte de ses
commandements (puisque le texte est la seule réalité qui vaille) ; mais,
en un second sens, il peut aussi se scandaliser de voir que la réalité colle si
peu au texte et en conclure qu’il convient de la forcer à changer ! La
démarche est là beaucoup moins inoffensive, on s’en doute. Mais ce qui importe
c’est que rien dans la première tendance ne peut venir freiner la seconde. Ce
pourquoi, d’ailleurs, les salafistes quiétistes se contentent aujourd’hui, face
aux attentats et aux crimes, de dire « c’est pas nous ! » sans trouver aucune
bonne raison d’affronter ces autres « eux-mêmes » devenus activistes.
Sentiment d’humiliation, esprit de
conquête, rigorisme littéraliste : ces trois ferments vont arriver à
maturation au moment même où l’idéologie totalitaire épuise ses derniers feux.
1979
Marcel Gauchet pointe, avec raison,
l’année 1979 comme le basculement spectaculaire de l’esprit totalitaire à
l’esprit fondamentaliste dans un contexte de triomphe de la modernité. 1979,
c’est la révolution islamique d’Iran qui installe pour la première fois le
fondamentalisme musulman au pouvoir. Cela se passe dans l’espace chiite qui, du
fait de son clergé, facilite les prises d’autorité. Mais cela se passe aussi
dans l’univers persan, au nom d’une identité nationale qui soutient très
efficacement la « révolution conservatrice ». 1979, c’est aussi la sortie de la
Chine de l’ère maoiste. Deng Xiaoping reconnaît que le marxisme-léninisme ne
marche pas pour conduire un pays sur le chemin du progrès : le capitalisme
est plus efficace. 1979, c’est enfin l’invasion soviétique de l’Afghanistan et
la montée en puissance de la résistance au nom de l’Islam sunnite à
l’impérialisme devenu soviétique. Elle marque l’invention du djihadisme
contemporain.
Ces trois événements révèlent a posteriori un passage de témoin. Dans
un contexte où la démocratie libérale et capitaliste se fait de plus en plus
triomphante (mondialisation marchande) se dessine discrètement la montée en
puissance d’une nouvelle forme redoutable de contestation de la modernité et de
l’Occident.
Sans doute, ne faut-il pas trop
exagérer. L’exemple iranien montre que si la révolution est belle, elle ne
produit pas toujours les effets souhaités. Aujourd’hui 36 ans après
l’instauration de la république d’Iran, force est de constater qu’il n’y a pas
eu de restauration d’une société religieuse au sens strict du terme. Bien au
contraire, contre l’intention de ses chefs, l’Iran est entré dans la modernité
et va y entrer toujours plus rapidement. La révolution conservatrice alimente là encore la destruction créatrice …
Mais si l’on peut être
raisonnablement optimiste sur l’Iran, il n’en va pas de même l’islam sunnite.
La seconde guerre du golfe
La seconde guerre du golfe (2003) fait
éclater l’équilibre de la terreur que Saddam Hussein faisait régner dans son
propre pays entre les ethnies (musulmans-kurdes), entre les islams
(sunnites-chiites), entre les tribus.
L’effondrement du pouvoir sunnite
face à l’esprit de revanche chiite entraîne des alliances qui semblent
contre-nature : les anciens dignitaires du parti Baas (résurrection arabe
et socialiste), spécialistes du terrorisme d’Etat s’allient avec les
terroristes anarchistes de la branche irakienne d’Al Qaïda, fondée par le
jordanien Abou Moussab Al-Zarkaoui. En vérité, rien n’est moins
surprenant : l’esprit totalitaire et l’esprit fondamentaliste, animés par
la même haine fascinée de la modernité, se retrouvent sur l’essentiel :
leurs ennemis et leur contradiction
matricielle. Le cocktail est d’une efficacité redoutable : le 13 octobre
2006, l’union de plusieurs groupes djihadistes annoncent la création de l’Etat
islamique d’Irak (EII) ; le 29 juin 2014, dans la foulée de prise de
Mossoul en Irak : Abou Bakr Al-Baghdadi s’autoproclame chef de l’Etat
Islamique en Iral et au Levant (EIIL) en se référant aux califat ottoman
(1517-1924), abbasside (750-1258) et ommeyade (661-750).
(à
suivre …)
Merci pour ce texte qui met des mots sur ce que je ne parviens pas à exprimer
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