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L’obéissance volontaire
Le problème posé de la Cyropédie
est d’une grande simplicité : quelles sont les conditions qui permettent
de susciter une obéissance à la fois volontaire et durable ? La question,
fondamentale pour la politique, est délicate, car toutes les réponses les plus
évidentes semblent échouer. Ni la force ni la peur ni la loi, nous dit
Xénophon, ne peuvent suffire à cette tâche. L’obéissance par la force n’est pas
volontaire, et elle n’est pas non plus durable, car, dans le monde humain en
tout cas, aucune force ne l’est. L’obéissance par la peur est sans doute plus
efficace, mais difficile à utiliser : si un pouvoir ne fait pas assez peur,
cela entraîne la contestation de ceux qui n’ont pas grand chose à
craindre ; mais s’il fait trop peur, il produit la résistance acharnée de
ceux qui n’ont plus rien à perdre. Excellent instrument de gouvernement, la
peur ne suffit donc pas à assurer le développement durable du pouvoir. Quant à
l’obéissance à la loi, c’est une belle solution, mais dont l’inconvénient est de
supposer résolu le problème posé ; car, pour obéir volontairement à la loi,
il faut déjà … le vouloir. Et pour le vouloir, il faut soit être soumis à
la force, soit craindre de l’être : ce qui renvoie aux deux cas de figures
précédents. Ou alors il faut des sujets vertueux — ce sur quoi un chef prudent
ne peut guère compter — ou encore qu’ils soient entraînés par l’habitude
ou le conformisme —, ce qui, à nouveau, renvoie au problème du commencement :
comment susciter cette habitude ? Bref, la question de l’origine de
l’obéissance volontaire semble insoluble !
C’est cette énigme qui amène Xénophon à rédiger le portrait
de Cyrus le Grand. Car la thèse qu’il va défendre est que seule une
personnalité extraordinaire peut susciter cette adhésion volontaire susceptible
de créer de l’autorité. Xénophon sait de quoi il parle : cet Athénien,
disciple de Socrate, défenseur acharné de la mémoire de son maître contre son grand
rival Platon, a aussi été soldat et même général. Mercenaire auprès de Cyrus le
jeune (descendant du grand Cyrus et prétendant au trône de Perse), il fut le
conseiller politique de plusieurs rois en Thrace (Seuthès) et à Sparte
(Agélisas). L’ouvrage mêle toutes ces expériences auprès des « grands
hommes » de son temps. Une réflexion philosophique sur le pouvoir, l’analyse du
commandement, le commerce des « Grands » et l’attrait de l’Orient : telle
est la recette de la Cyropédie et de
son succès.
Mais à tous ces ingrédients, Xénophon ajoute quelque chose
de très singulier. Le livre contient une dimension quasi fantastique ou
fantasmatique qui correspondrait assez bien à ce que Freud appelle le « rêve
éveillé ». Par cette formule, Freud désigne toutes ces petites rêveries, que
l’on n’avouerait pour rien au monde, au cours desquelles l’on se met à imaginer
que tout nous nous sourit dans la vie : on est beau, on est riche, tout le
monde loue notre intelligence, notre talent, et la modestie avec laquelle nous
accueillons nos succès force l’admiration unanime, etc.
L’histoire du Cyrus de Xénophon, c’est exactement
cela : le rêve éveillé d’un chef qui imagine en secret que tout lui
réussit. Tout petit déjà, il montrait d’éminentes qualités qui laissaient béats
les grandes personnes ; puis, à l’adolescence, sa beauté, sa force, son
esprit l’ont rendu supérieur à tous les autres ; l’âge adulte fut pour lui
un chemin sans faute de réussites en tout genre (militaires, politiques,
amoureuses) ; et au soir de sa vie, il put recueillir sereinement les
fruits de ses qualités exceptionnelles. A vrai dire, Cyrus n’a ni grandi ni
vieilli, il a eu à chaque âge tous
les âges ou du moins toutes leurs qualités habituelles : l’innocence,
l’énergie, le sérieux, la sagesse. Homme de tous les âges, Cyrus est en outre
l’homme de toutes les qualités : son charisme s’exprime aussi bien dans
son corps (il est beau) que dans son esprit (il est sage), autant dans ses
vertus (il est bon, il est juste, il est courageux, il est tempérant, il est
pieux) que dans son génie militaire, autant dans son sens politique que dans
son goût esthétique.
Mais le véritable secret de Cyrus,
ce qui fait tout son « charisme », c’est un talent extraordinaire qui est
décrit avec une précision systématique
par Xénophon. Cyrus a cette capacité de tisser avec son entourage tous les types de liens humains possibles.
Pour le dire d’une phrase, avant de l’expliciter : le secret du charme de
Cyrus tient au fait qu’il parvient à être avec tous à la fois un bon fils, un
grand frère, un père sévère mais juste, une mère attentive et un amant sublime.
C’est parce qu’il a le don exceptionnel de jouer tous ces registres des
relations humaines qu’il est charismatique.
Précisons.
(à suivre …)
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