jeudi 9 mars 2023

Entretien dans Le Point (9/03/2023) à propos de la parution des Actes du Colloque « Après la Déconstruction »

 





Pourquoi a-t-il été aussi compliqué d'organiser un colloque appelant à « déconstruire la déconstruction » ?
L’organisation du colloque n’a pas été difficile, car il a été le creuset d’une exaspération partagée par nombre d’universitaires à l’égard de ce qui leur apparaît comme la montée d’un nouvel « ordre moral ». Ecriture inclusive, théorie du genre, théorie critique de la race, prosélytisme trans, … sur tous ces sujets, les indispensables frontières entre la légitime lutte contre les discriminations, l’expression de convictions personnelles, le militantisme et la méthode scientifique sont de plus en plus souvent franchies. Ce qu’on appelle « wokisme » est le lieu flou et fou de ce mélange qui prend les traits d’une « police de la pensée ». Le but du colloque était de tenter de faire un état des lieux et de rappeler la stricte distinction entre la recherche du savant et l’action du militant. C’est sur ces deux points que se sont retrouvés des intellectuels issus d’horizons de pensée et de bords politiques très différents. 

Jamais on a vu autant de médias se presser à un colloque de philo à la Sorbonne... tout le monde s'attendait à ce que vous soyez chahutés, voire empêchés, ou annulés, ce qui ne fut pas le cas. Est-ce la preuve que les débats sont encore possibles ? 
Oui et c’est heureux. Je note tout de même quelques bugs. Le Monde a fait paraître une tribune sur le « Colloque de la honte », avant même qu’il ait lieu : étrange procédé. Pendant toute sa durée, un petit groupe de l’UNEF a protesté contre son « islamophobie », sans jamais se donner la peine d’entrer. Plusieurs syndicats universitaires ont protesté en amont contre son déroulement. Il n’en reste pas moins que l’événement a été un succès : plus de 3 000 personnes l’ont suivi sur place ou à distance. Ce qui est en effet rare pour un colloque académique. 
Qu'y a-t-il de si subversif dans le fait de refuser cette démarche de déconstruction permanente ? 
Le mot déconstruction est passé dans le vocabulaire courant alors qu’il est un terme technique de la philosophie. Il s’inscrit dans la postérité des Lumières qui invitait à critiquer les préjugés et les dogmes grâce à la raison humaine. A partir de Schopenhauer et Nietzsche, la démarche s’élargit aux idées humanistes elles-mêmes : contre les Lumières, il faut « philosopher avec le marteau » pour démolir à leur tour les idoles de la raison. Enfin, le terme devient une AOC avec Heidegger (Abbau der Metaphysik) et, surtout, Derrida. Cette démarche est non seulement légitime, mais nécessaire. Elle nous invite à nous méfier des apparences et à « décrypter », comme disent aujourd’hui les journalistes, c’est-à-dire sortir de la caverne des apparences. Une formule de La Rochefoucauld en résume l’intention : « Nos vertus ne sont, le plus souvent, que des vices déguisés ». 
La difficulté est que cet appel à la lucidité se renverse aujourd’hui en son contraire et tend, à travers ce qu’on appelle le « wokisme », à abandonner ce rôle émancipateur pour s’instituer en secte, avec ses dogmes, son inquisition et ses excommunications. Gare à vous si vous pensez que le sexe biologique existe face au genre social ; honte à vous si vous dites que la République (qui a aboli l’esclavage) n’est pas systémiquement raciste et impérialiste ; les ennuis vous guettent si vous affirmez que l’antiracisme dérive quand il catégorise les individus en fonction de leur couleur de peau et prône l’apartheid ; prenez garde, si vous doutez qu’un racisme ou un sexisme « ressentis » suffisent à qualifier un comportement. Si vous vous exigez que le terme de patriarcat soit utilisé avec rigueur, vous serez macho. Et vous serez facho, si vous vous scandalisez que l’on puisse empêcher des conférences, modifier les titres des livres, annuler le passé et déboulonner des statues. … C’est cette déconstruction devenue folle qui était la cible du colloque.

Comment décririez-vous la situation dans le monde universitaire ? On a le sentiment que le militantisme prend toujours le pas sur la réalité dans de nombreuses disciplines de sciences humaines... 
 Le monde universitaire est un lieu propice aux idéologies, parce qu’on y traite des idées et parce qu’on y confronte des visions du monde. L’idéologie, pour reprendre la formule d’Alain Besançon, c’est quand on croit qu’on sait et qu’on ne sait pas qu’on croit. J’ajouterai qu’entre la croyance et le savoir, il y a l’opinion. C’est une connaissance incertaine qui ne vaut que par l’échange, la confrontation et le débat. Le risque pour l’université, c’est d’être envahi par les croyances et d’interdire le débat. C’est sur ce point qu’il faut être vigilant, surtout en sciences humaines. Par exemple, si vous croyez (a priori) que le paradigme dominant/dominé est l’unique clé d’explication de la totalité de la société, votre « recherche » ne sera que la confirmation de votre foi première. Mais s’il s’agit seulement d’une opinion, votre production scientifique acceptera les exceptions, les objections, voire les réfutations. Or, au cœur du wokisme, on trouve ce raisonnement : 1) Le fonctionnement de la société est celui d’une guerre, et même d’une guerre totale. Celle des hommes contre les femmes, des blancs contre les racisés, des hétéros contre les LGBTQI+, de l’humanité contre la nature, de l’Occident contre le reste du monde et surtout contre l’islam. 2) Si vous n’y croyez pas, vous êtes soit naïf soit complice. La déconstruction révèle ces guerres invisibles derrière tous les progrès apparents. 3) Elle permet donc d’en prendre conscience et de se réveiller (woke) ; et 4) enfin, elle invite à combattre les ennemis sans merci (cancel). Voilà ce qu’est le wokisme. 
 Avez-vous le sentiment d'avoir fait école, c'est-à-dire d'avoir réussi à initier un mouvement de pensée post déconstruction ? 
 Le colloque a marqué un point de bascule au moins sur la prise de conscience collective des dérives. Il y a un an, le mot « wokisme » était quasi inconnu dans le grand public ; il est devenu courant. Depuis un an, le nombre de publications critiques sur le sujet est impressionnant. Le débat s’est ouvert et « la parole s’est libérée ». C’est un début. 
 
On vous a décrit comme un rassemblement de profs et de penseurs réactionnaires -dans le meilleur des cas-. Faut-il être réactionnaire, au sens littéral du terme, pour s'opposer à tous les courants radicaux que l'on voit émerger dans le féminisme, l'antiracisme, l'écologie ou l'anticapitalisme ? 
Il suffit de consulter la liste des intervenants pour percevoir l’extrême diversité des opinions politiques et des disciplines représentées. Mais voilà : quand il y a polémique, chaque camp tente de caricaturer l’autre. Donc, allons-y : « tous les anti-woke sont des fachos ». D’ailleurs, « le wokisme n’existe pas ». Et donc, face aux fachos, il faut défendre le wokisme. Curieux raisonnement ! Le but du colloque était de montrer qu’une dérive radicale du féminisme, de l’antiracisme, de l’écologie et de la critique sociale n’avait rien de fatal. Le wokisme ne rend aucun service à ces causes qu’il prétend défendre. Au contraire, par sa radicalité, il les trahit. En quoi ? Parce qu’il s’installe dans le confort d’un schéma préconçu à la fois guerrier et moralisateur — méchants bourreaux contre gentilles victimes — qui ne permet rien d’autre que le conflit. Le goût pour la réalité des choses et l'approche rationaliste des phénomènes qui nous entourent peuvent-ils constituer un rempart face à ces interprétations militantes ? Le militantisme a ses vertus, mais le travail universitaire a ses devoirs. Faire un cours ou mener une recherche et intervenir dans les médias, comme je le fais ici, ce n’est pas la même chose. La liberté académique n’autorise pas à professer ses croyances, mais à transmettre son savoir ou exposer son opinion à la critique. Je ne pense pas être ici militant en rappelant cette différence fondamentale.



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