dimanche 17 janvier 2016

La France : un an après.



[Résumé de l’introduction à la table ronde : « La France, un an après », Collège de philosophie, le 9 janvier 2016 avec E. Deschavanne, Serge Guérin, Céline Pina, Vincent Valentin.]


Que retirer de cette année 2015 qui, pour la France, a commencé et s’est achevée par un attentat terrible ?

D’abord ce constat que la France qu’on pouvait croire relativement préservée par les chaos de l’histoire depuis une cinquantaine d’années, renoue avec le tragique. Ce tragique quotidien et angoissant qui est le lot d’une bonne partie des populations de la planète. Il y a bel et bien une menace qui plane et qui va nous accompagner durablement. Le terrorisme peut frapper n’importe où n’importe quand avec une violence et une barbarie que la technologie avancée rend redoutables. Mais entendons-nous bien, ce « retour du tragique » est à pondérer. D’abord parce que, quelle que soit leur puissance symbolique (c’est d’ailleurs leur principe), les attentats ne touchent pas aux structures vives et fondamentales. Ensuite, pour autant que ce « retour du tragique » ne signifie en aucun cas, comme le dit A. Finkielkraut, « la fin de la fin de l’histoire » si on prend au sens rigoureux ce qu’entendait Fukuyama par cette formule. Pour le dire clairement, je ne vois pas que la démocratie et le capitalisme aient cessé, nulle part dans le monde, de constituer « l’horizon indépassable de notre temps ». Sans doute, Daech veut-il les détruire, mais tout en usant et abusant du capitalisme, il reste très flou sur le modèle économique politique et social visé : son « autre monde » n’est pas de ce monde et ne vaut que pour les adeptes de la secte ; sans doute la Chine et la Russie optent-elles pour une voie plus autoritaire que celle des régimes libéraux occidentaux, mais c’est seulement au nom de l’efficacité et pas d’un horizon différent. Bref, aucun autre monde possible ne se dessine à l’horizon, même si les voies pour y accéder peuvent varier.  Ce que nous vivons n’est donc pas « la fin de la fin de l’histoire », mais le constat que l’histoire est indéfiniment tragique et ponctuellement pacifiée.

Deuxième constat : émotionnellement dramatique, l’année a été intellectuellement éprouvante. La raison ? Pour ceux qui, comme moi, n’ont pas le « confort » ( ?) d’une famille politique, il fallait lutter à triple front. Et toute la difficulté était que la mobilisation pour le combat sur l’un rendait vulnérable sur l’un des deux autres.

            Premier front : Daesh. Sur lequel il faut lutter avec cette exigence de comprendre la nature de l'ennemi. Il ne s’agit pas de quelques loups solitaires, déséquilibrés, exclus, opprimés socialement par les centres villes ; il s'agit d'une idéologie cohérente, articulée, mondialisée, séduisante pour des individus issus de catégories sociales variées et qui s'installe dans certains vides de l'univers démocratique moderne (voir les articles du blog).  Trois traits principaux :
            1) Le mouvement a une structure totalitaire : c’est un mixte ancien/moderne (mêlant hypertraditionnalisme et ultramoderne) qui lutte (lui aussi) à double front contre les religions coutumières et contre l'Occident moderne païen. Il rejette le tradition qu'il prétend accomplir (en renouant avec le sens originel de la tradition : une révélation qui doit animer et structurer la totalité de la vie ici-bas) et adopte la modernité qu'il entend abolir (en utilisant les techniques du marketing, de la communication, de la finance les plus avancées).
            2) Il se fonde trois virtualités négatives de l'Islam : le sentiment d'humiliation (qui anime une religion qui se pense comme la plus vraie et dont le destin géopolitique n'est pas à la hauteur de cette dignité), la nostalgie de l'esprit de conquête (qui, à l'origine, raconte la diffusion miraculeuse de l'islam) et le rigorisme littéraliste (L'idée que le texte coranique est plus réel que le réel).
            3) Il met en œuvre une politique globale de terreur (la terreur n'est pas un moyen, elle est une fin en soi), de destruction (des musulmans non adeptes, des juifs, des occidentaux, du patrimoine), nourrie par une éthique d'un narcissique sacrificiel. Nihilisme narcissique. Détruire le passé, le présent et l'avenir.
            Daesh est un véritable ennemi engagé avec nous dans une lutte à mort qui ne permet aucune négociation ni aucun compromis. Ce n’est pas le cas, de très loin, avec les deux autres fronts qui constituent à mes yeux des luttes purement intellectuelles et politiques, mais non des combats guerriers.
           
            Deuxième front : celui contre le Front National. Là encore, il faut saisir la nature de l’adversaire (et non, je pèse mes mots, de l’ennemi). Il ne s’agit de fachos, antisémites, racistes, même s’ils peuvent l’être aussi. Il s’agit de la « France enracinée, périurbaine, celle qui est exclue du face-à-face centre ville/banlieue à quoi se réduit trop souvent la « question sociale en France ». L’électeur du Front national n’est pas un arriéré stupide et aigri, c’est une personne en colère contre des médias moralisateurs qui passent leur temps à les dénigrer, contre un espace public qui s’évertue à évacuer les problèmes qui sautent aux yeux ; en colère contre l'Europe de l'impuissance ; en colère contre un destin qui échappe. Contre toute diabolisation du FN, il faut reprendre la fameuse formule de Fabius : ils posent les bonnes questions en apportant de mauvaises réponses. Mais ce qui a changé depuis que Marine Le Pen a pris la tête, c’est que certaines des réponses ne sont pas si mauvaises. Il faut bien l’admettre si l’on veut lutter efficacement.  Si l’on tente, là encore, de faire le portrait de l’adversaire, il y a quatre idées :
            1) Il est d’abord animé par un constat : celui de l’impuissance démocratique à l’âge de la mondialisation ; il est nourri par le sentiment d’une perte de maîtrise de son propre destin.
            2) Cette impuissance est, selon lui, le fait d’une démission des élites, politiques et médiatiques, qui se satisfont de cet état d’immobilisme, dont, elles profitent grassement. Déni de gouvernement au profit de la mondialisation et oubli du peuple au bénéfice du « système », sont les deux mamelles de la colère « frontiste ».
            3) Il faut dans ce contexte reprendre la main et gagner le pouvoir en fédérant toutes les adeptes de ce double constat, d’où qu’ils viennent, de gauche comme de droite.
            4) Et pour y parvenir il faut se refermer sur l’identité nationale, se couper du monde extérieur et se fermer à la mondialisation, et à l’Europe qui en est le suppôt. Les patriotes doivent s’opposer farouchement aux « mondialistes ».
            Tout est loin d’être faux dans ce diagnostic et dans cette thérapie : et c’est une erreur majeure que de les rejeter en bloc. Mais, c’est aussi une illusion complète que de se croire seul au monde, tout-puissant dans son pré carré, et de prétendre nier une mondialisation qui est un fait.

            Le troisième front est plus difficile à cerner. Je suis confus d’user pour qualifier cet autre adversaire de ce terme aussi pauvre et controuvé de « bien-pensant ». Son trait principal est de confondre les priorités : complaisant avec Daech, il diabolise le FN. Voici, là encore, un essai de construction idéal-typique.
            1) La « bien-pensance » c’est d’abord une attitude intellectuelle : la morale plutôt que la politique; l'indignation plutôt que l'analyse ; le soupçon plutôt que la nuance ; la quête frénétique de l'oppression plutôt que la vérité ; la détestation de soi (de la France, de la culture, de l'Occident, …) plutôt que la compréhension ; l'anathème et la diabolisation plutôt que l'argumentation ; …
            2) La « bien-pensance » c’est ensuite un contenu, qui se résume à l'idéologie du multiculturalisme. Il faut là bien distinguer le multiculturalisme soft qui désigne le simple fait d’être accueillant, hospitalier et ouvert sur les différences ; et le multiculturalisme hard qui consiste en la dénonciation indignée de toute situation de position culturellement dominante : fanatisme de la différence, éloge par principe de la mixité et du métissage, idolâtrie de la minorité (supérieure par essence à la majorité forcément oppressive : culture dominante, masculin, hétérosexualité, État, sécurité, Occident, christianisme, … judaïsme !), apologie de la victime en tant que telle (qui l'est nécessairement d'une oppression : « je souffre : quelqu'un doit en être responsable », disait Nietzsche), passion pour l'injustice, surtout celle, invisible, qui n'a jamais été identifiée (son repérage permet d'adopter la posture (paternaliste) du sauveur )…
            3) La « bien-pensance » c’est enfin un raisonnement type que l’on peut résumer de la sorte : a) les attaques subies par la France ne sont que les justes retours d'une politique néocoloniale qui opprime les différences ; b) les monstres terroristes ne sont rien d’autres que les créatures qui ont échappé à leur créateur ; c) les attentats permettent au racisme (islamophobe) de s'exprimer sans détour ; b) elles mettent au grand jour la France moisie. L’adversaire n’est donc pas extérieur (Daesh), mais intérieur (le FN).

            Voilà les trois fronts et la difficulté de cette année a été de penser entre ces positions : avec cette autre contrainte que la critique de l'un risque à tout moment de produire l'apologie de l'autre. Car ces trois ennemis se nourrissent mutuellement, même si je ne les mets pas sur le même plan : il y a un ennemi réel ; un adversaire politique et un adversaire intellectuel. Ces trois fronts se jouent en outre dans trois espaces différents — banlieues pour le premier, périurbain pour le deuxième et centre-grandes-villes pour le troisième —, ce qui fait aussi que cette triple guerre n’est guère visible alors qu’elle est profonde.
Un des rares mérites de l’année 2015 est d’avoir clarifié la cartographie du champ de bataille ; mais la carte, même d’état-major, n’est pas encore la stratégie ; encore moins la victoire. Rendez-vous fin 2016 pour voir l’évolution des fronts.

4 commentaires:

  1. Et donc, trois fronts, un ennemi et deux adversaires. On pourrait en trouver d'autres, mais ceux-là suffisent.
    Car c'est une année de lutte contre, que vous nous décrivez là, mais aucune cause qui mériterait que l'on s'engage pour.
    C'est bien le symptôme d'une absence de perspective à laquelle on semble condamné.

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  2. Très juste : mais l'espace entre ces trois est suffisant pour dessiner du positif : en 2016 ?

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  3. Merci d’avoir mis noir sur blanc votre introduction à la table ronde du 9 janvier.
    Je suis entièrement d’accord avec votre constat du retour du tragique en France, et avec votre analyse de la nature de notre ennemi Daech, qu’à mon sens vous décrivez de manière tout à fait percutante et édifiante.
    En revanche, je suis plus dubitative à l’égard de certains passages concernant les deux adversaires que sont le FN et la « bien-pensance ».
    Pour ce qui est du FN, je vous suis tout à fait sur le « portrait de l’adversaire », qui me semble absolument conforme à la teneur des interventions télévisées des membres du FN d’une part et des conversations privées que j’ai pu avoir avec des électeurs du FN d’autre part. En revanche, ce qui me manque dans votre analyse de cet adversaire, c’est un peu plus de précision concernant « certaines des réponses » du FN, qui, dites-vous, ne sont « pas si mauvaises ». Autant le « constat de l’impuissance démocratique à l’âge de la mondialisation » et le « sentiment de perte de maîtrise de son propre destin » me paraissent éminemment partageables, autant j’aimerais comprendre mieux ce que vous jugez « loin d’être faux » dans le diagnostic (Démission des élites ? Etat d’immobilisme ? Déni de gouvernement ? Oubli du peuple ?) et surtout dans la thérapie (Fédérer les adeptes du « double constat », donc si je comprends bien, du constat mais aussi du diagnostic ? Gagner le pouvoir en se refermant sur l’identité nationale ? S’opposer au « mondialisme » ? …)
    Pour ce qui concerne la « bien-pensance », autant je rejette comme vous l’attitude intellectuelle de votre adversaire (je n’aime ni la morale pour la morale, ni l’indignation ou le soupçon érigés en systèmes de pensée, et encore moins la détestation stérile de soi, et bien-sûr toutes les « quêtes frénétiques » qui peuvent entacher la recherche de la vérité), autant je pense me reconnaître dans une partie de ce que vous appelez le « multiculturalisme hard » : fanatisme de la différence, éloge par principe de la mixité et du métissage, idolâtrie de la minorité … c’est tout moi ! Je pense aussi, comme votre adversaire bien-pensant, que les attentats permettent au racisme islamophobe de s'exprimer sans détour. Certes, je n’ai pas de « passion pour l’injustice », mais l’exemple que vous donnez parfois dans vos conférences de la dame qui dit « c’est pas juste » en voyant la file d’attente devant les toilettes des femmes m’inquiète fort : est-ce « repérer une injustice qui n’a jamais été identifiée » pour satisfaire une bien-pensante « passion de l’injustice » que de constater qu’il subsiste là, pour des raisons historiques, une injustice objective à l’égard des femmes, qui, partout, doivent attendre beaucoup plus longtemps que les hommes pour soulager leur vessie ? J’aurais pu être cette dame, et si je fréquente sans vergogne les toilettes des hommes lorsqu’il y a une cuvette, je trouve « injuste » de devoir m’accroupir sur des toilettes à la turque pour éviter d’attendre trois fois plus longtemps que les hommes. Il n’y a pas là matière à descendre manifester dans la rue, mais il me semble qu’un peu de bon sens pourrait conduire à prévoir tout simplement, lors de l’installation ou de la rénovation de toilettes dans un lieu public, trois ou quatre fois plus de cabines pour les femmes que pour les hommes, afin de rendre l’augmentation de la fréquentation de ces lieux par les femmes compatible avec la réalité physiologique.
    Il est vrai que je suis parisienne de naissance, ce qui me place d’emblée sur le terrain que vous définissez comme étant le front contre la « bien-pensance », mais de grâce, ne me faites pas, ni à mes camarades « bien-pensants », de procès d’intention. J’espère qu’il n’y a là entre nous que des divergences de pure forme, car je serais véritablement désolée d’avoir à être votre « adversaire intellectuelle », d’autant que dans ce domaine, j’aurais sans-doute perdu d’avance !

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