Paru dans Le Point, 20 octobre 2020
Pierre-Henri TavoillotQue faire ?
Réaction. Avec l’historien Éric Anceau, le philosophe a lancé à la Sorbonne la première formation de « référents laïcité » dans les entreprises et les institutions. Son constat est alarmant.
Par François-Guillaume Lorrain
Le Point : Dans quel cadre est née la formation continue de référents laïcité ?
Pierre-Henri Tavoillot : Elle est née d’abord d’une réaction aux attentats de 2015, puis d’un constat établi en tant que philosophe et enseignant : les formations dispensées ailleurs (dans les instituts catholiques, à Science Po, dans d’autres universités) ne me semblaient pas assez prendre en compte le champ opérationnel. Or la plupart des crises proviennent, on le sait, de réactions inadaptées de la part des personnes qui exercent des responsabilités. Il s’agit donc de fournir des repères sur la laïcité, d’être au clair sur des points d’histoire, de droit, de philosophie, de religion, mais aussi de les relier à la gestion de crise et aux mises en situation, enfin d’être au clair avec soi, par le biais d’un coaching personnel, qui permet d’aider à affronter le débat et le conflit. Le but est de constituer un réseau de personnes fiables, dotées non pas seulement d’une « belle culture », mais d’une culture pratique.
Qui sont les quinze membres de votre promotion ?
Nous avons des responsables de collectivités locales confrontés au communautarisme, au séparatisme, qui souhaitent mener des projets où il est nécessaire de promouvoir les principes de la République, une psychologue médicale, le chef de cabinet d’un élu, le DRH d’un grand groupe chargé du secteur de la dépendance, qui aspire à mieux identifier les problématiques relatives au fait religieux tant pour les personnels que pour les résidents. Nous avons enfin des enseignants du secondaire, qui ont une bonne expérience en la matière, mais qui veulent l’approfondir.
Le cours sur la liberté d’expression donné par Samuel Paty pourrait être une de ces mises en situation que vous évoquiez ?
Exactement. Nous avons du reste début novembre une intervention intitulée « Citoyenneté, éducation et laïcité » et des sessions intensives de gestion de crise.
Quel est le portrait de l’école qu’ils vous ont dressé ?
Il est objectivement alarmant. Le problème de la laïcité ne concerne plus seulement les élèves et la transmission, mais aussi certains de leurs collègues et membres de l’administration. En clair, il n’y a pas seulement des difficultés d’enseignement dans des matières comme la biologie ou l’histoire, par crainte des réactions des élèves, mais du côté des adultes, parfois flottants sur les principes, voire carrément hostiles. Cela peut aller jusqu’à un véritable « entrisme » de la part des fondamentalistes.
Avec quelles demandes ces gens-là ont-ils fait acte de candidature ?
Précisons que nous sommes d’abord allés vers eux, vers les services publics, les entreprises, les associations, les syndicats, pour connaître leurs besoins. La phase de conception a été longue pour cette raison : ce furent plusieurs séminaires et beaucoup d’enquêtes. Le résultat : un besoin unanime d’idées clarifiées et d’outils efficaces. Il manque des capteurs d’alertes, des repères, y compris en matière religieuse, la maîtrise des cadres légaux, par exemple pour les règlements intérieurs, autant d’instruments pratiques qui sont indispensables pour prévenir et gérer les crises.
Avez-vous été soutenus dans votre démarche ?
Un soutien sans faille de la part de Sorbonne Université, de son président, Jean Chambaz, comme du doyen de la faculté des lettres, Alain Tallon. Soutien également total de Jean-Michel Blanquer, mais peu de relais dans les académies, ce qui résume une France où les directives des ministres peinent à se diffuser. Nous avons eu le même souci avec le ministère de l’Intérieur, où l’on a trouvé que notre idée était très belle, mais proposé peu d’aide pour la diffuser. Du côté des entreprises, même difficulté à affronter la question, souvent taboue. Nous aurions voulu aussi impliquer davantage les hôpitaux et le milieu médical.
Pourquoi la laïcité telle que l’entend la loi de 1905 s’est-elle complexifiée ?
La laïcité, c’est trois principes pour trois sphères distinctes de nos vies. Dans la sphère privée, c’est la liberté de croire, de ne pas croire et de changer de croyance. Dans la sphère publique, c’est la neutralité d’un État qui « ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Il y a enfin la sphère civile (la rue, les échanges…), où doit régner un principe de discrétion : l’expression de ma foi vaut tant qu’elle ne nuit pas à autrui ni à l’ordre commun. La discrétion civile, c’est un chemin qui évite à la fois l’effacement du religieux et l’ostentation prosélyte. C’est là que se situent la plupart des conflits : comportements, attitudes vestimentaires, prosélytisme, avec cette difficulté supplémentaire des réseaux sociaux, qui brouillent les frontières entre privé et public. De fait, le champ de la laïcité s’est élargi au fil du temps, bien au-delà de la seule idée de neutralité de l’État. Mais le point crucial est le rapport à l’islam, religion qui a du mal à reconnaître la séparation entre ces trois sphères. Pour elle, le religieux n’est pas qu’une affaire de foi (privée), mais touche aussi la vie civile et l’ordre politique. La loi de Dieu concerne tous les domaines de l’existence. C’est ce qu’écrivait le penseur du fondamentalisme musulman, le Pakistanais Sayyid Maududi (1903-1979) : « L’islam n’est pas une religion dans le sens communément admis de ce mot. C’est un système comprenant tous les aspects de la vie. » Il régit « les relations familiales, les affaires sociales et économiques, l’administration, les droits et les devoirs du citoyen, le système judiciaire, les lois de la guerre et de la paix et les relations internationales ». Rien ne s’oppose davantage à la laïcité que cette conception de la religion. Et il sera très difficile à un musulman de s’opposer à cette perspective et d’inventer un islam « laïque », puisqu’il sera qualifié d’infidèle par les plus radicaux.
C’est ainsi qu’on peut analyser l’attitude du père d’une élève musulmane de Conflans qui a fait circuler la vidéo…
Il s’estime dans son bon droit de protester ; peu importe pour lui que ce cours ait été dispensé dans le cadre d’une école publique, relevant des lois de la République, avec un professeur qui fait son travail. On voit le fossé qui sépare les deux communautés, ce que Jérôme Fourquet a appelé l’« archipélisation » de notre société.
Incluez-vous dans cette sphère civile le droit au blasphème ?
Le blasphème n’est un crime que si l’on place la loi de Dieu au-dessus de celle de la République. Sans doute, la discrétion « civile » doit-elle valoir dans les deux sens : discrétion des expressions religieuses, mais aussi discrétion des critiques de la religion. Pourtant, il faut se garder de confondre l’offense (qui n’est pas un délit) et le préjudice. Personne n’était forcé de voir les caricatures du prophète avant que ceux qui s’en offusquent ne les diffusent massivement. Ce fut là un excellent moyen d’instrumentaliser et de capitaliser sur l’indignation ! Depuis, les caricatures sont devenues des symboles : de la mécréance d’un côté, de la liberté d’expression de l’autre. Le conflit est inévitable.
La neutralité laïque de l’État consiste-t-elle seulement à combattre l’influence de la religion et des idéologies ?
« Il n’y a que le néant qui soit neutre », disait Jaurès. Permettre aux croyances et aux non-croyances de « vivre ensemble » ne peut être le seul objectif, car il manquerait alors le « vivre en commun », c’est-à-dire la cohésion d’une nation. Vivre côte à côte ou face à face, ce n’est pas ainsi qu’on assure la cohésion d’une nation, il faut aussi partager une histoire, un présent et un projet collectifs. La République n’est donc pas neutre quand elle promeut un horizon d’émancipation individuelle et collective. C’est ce projet-là qu’il faut poursuivre, renforcer et réinventer.
A propos de laïcité,chaque fois que je lis un éditorial qui s’indigne que beaucoup de musulmans et de plus en plus de jeunes placent leur religion au-dessus des lois de la république, je saute sur ma chaise. Journalistes, faiseurs d’opinion et politiques n’ont toujours pas compris ce qu’est une religion. La plupart n’en ont pas ; c’est bien leur droit. Mais un minimum de culture leur ferait comprendre que si l’on prend sa religion au sérieux, si on l’a vit vraiment comme ce qui guide toute son existence, il est évident que ce n’est pas des lois de circonstance, d’une époque et d’un pays où l’on nait par hasard qui peuvent prévaloir sur une parole millénaire, soit directement dictée par Allah ou rapportée par les disciples de Dieu descendu sur terre.
RépondreSupprimerSachant que pour la France, ces lois ont été inspirées par l’héritage chrétien, elles ne posent pas de problème à ceux qui y croient encore. Elles en posent évidemment aux musulmans qui ne sont pas près d’avoir une interprétation moderne du Coran, incréé et éternel. Surtout que cette interprétation dite moderne est celle que la culture occidentale voudrait bien que l’on fasse, et qu’elle rejoigne nos valeurs, c’est-à-dire qu’elle fasse dévier l’Islam originaire vers l’occident contemporain. Et de quel droit ? Sur quel fondement, si ce n’est le nôtre ? Cette tentative de « moderniser » l’Islam est perdue d’avance. J’oserais même dire qu’elle ne peut que l’être. Et d’ailleurs, la dégringolade vertigineuse du christianisme en occident depuis Vatican II, n’encourage sûrement pas les musulmans rigoureux à prendre le même chemin.
Vous ne voyez pas l'énorme différence entre une religion de la foi (qui concerne l'intériorité : le for intérieur) et une religion de la loi (tous les actes sont ritualisés, catalogués entre purs et impurs). Le judaïsme est aussi une religion de la loi, mais dont la vocation prosélyte est limitée. L'islam porte en lui une conquête universelle pour une loi totale (même si, en son sein, les divergences sont innombrables). Le christianisme, comme dit Gauchet, est la religion de la sortie de la religion ou pour le dire de manière plus positive qui produit la laïcité (et Vatican II n'y est pour rien).
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