La philosophie politique de l’EI (2) :
L’art politique de Daech
(version modifiée au 2/12/2015)
suite …
Aspirant
à détruire à la fois la tradition et la modernité, tout en rêvant d’un passé
pur et en usant des moyens les plus modernes, l’idéologie de l’EI repose donc sur
une gigantesque contradiction. Pour cette raison, l’EI ne peut pas
gagner : c’est la bonne nouvelle. Mais la mauvaise, c’est que l’histoire
nous apprend qu’une contradiction peut mettre très longtemps à se résoudre et
faire, dans l’intervalle, énormément de dégâts. En fait, c’est tout le chemin
de l’histoire qui est pavé de contradictions …
Je
souhaiterai donc poursuivre cette réflexion de philosophie politique, en
passant de l’analyse de la théorie à celle de la pratique : quelle est la
philosophie politique appliquée de
Daech ? Quelles sont les règles de son art politique ?
Là
encore, une fois l’émotion passée, il convient d’analyser la pratique non comme
une dérive ou une exception, mais comme une méthode politique systématique,
soigneusement conçue et rigoureusement établie. Il s’agit au fond de l’art
politique totalitaire perfectionné et modernisé par le djihadisme. J’en perçois
quatre dimensions principales qu’il faut un peu resituer dans l’histoire, car
elles sont loin d’être toutes inédites.
1) La
terreur comme politique
Le 5 septembre 1793, l'avocat Bertrand Barère, membre du
Comité de Salut Public (le gouvernement républicain) demande à la Convention
nationale de prendre toutes les mesures pour sauver les acquis de la
Révolution. L'assemblée met « la Terreur à l'ordre du jour ».
Mais ce qui, au départ, est défendu comme un moyen de défense, devient peu à
peu dans le discours révolutionnaire une fin
en soi : il ne s’agit pas seulement de sauver la Révolution par la Terreur, mais de définir la
Révolution comme Terreur. De cette
manière, la Révolution cesse d’être un chemin pour devenir le but lui-même. Robespierre pour la nommer
usait de cette formule géniale : « le despotisme de la liberté » !
… Et Saint Just : « Ce qui constitue la République, c’est la
destruction totale de ce qui lui est opposé » (8 Ventôse an II) … Et
Billaud-Varenne : « Il faut pour ainsi dire récréer le peuple qu’on veut
rendre à la liberté » (1er
Floréal an II).
A ce premier stade du terrorisme, pratiqué par un Etat,
il faut ajouter un deuxième initié à partir des années 1880 chez les populistes
puis les anarchistes russes. C’est cette fois-ci contre l’Etat que le terrorisme se conçoit par des groupuscules
dont la puissance de nuisance est démultipliée du fait d’une innovation
technologique majeure : la dynamite ! Avec peu de moyens matériels et
humains, celle-ci permet de réaliser le maximum de dégâts. Ou plutôt, selon la
définition de Raymond Aron, elle permet, sans atteindre en profondeur les
forces armées de l’adversaire, de produire des effets psychologiques démesurés.
Le terrorisme vise en effet à déstabiliser les esprits et à sidérer les
volontés par une action dont l’impact matériel est dérisoire. Le terrorisme est
l’arme non seulement du faible (comme la guérilla), mais du très faible …
C’est cette double logique (étatiste et anarchiste), qui
est à l’œuvre dans l’idéologie de l’EI, manifestement instruite aux meilleures
sources de l’histoire occidentale. En témoigne, le contenu de l’opuscule
attribué à Abu Bakr al-Naji intitulé « L’administration de la sauvagerie :
l’étape la plus critique à franchir par l’Oumma » qui détaille la stratégie à
mener pour la victoire.
Comme
l’écrit Wladimir Glasman, « L'ouvrage soutient qu'en provoquant un déchaînement de
violence dans les pays musulmans, les djihadistes contribueront à l'épuisement
des structures étatiques et à l'instauration d'une situation de chaos ou de
sauvagerie. Les populations perdront confiance en leurs gouvernants, qui,
dépassés, ne sauront répondre à la violence que par une violence supérieure.
Les djihadistes devront se saisir de la situation de chaos qu'ils auront
provoquée et obtenir le soutien populaire en s'imposant comme la seule
alternative. En rétablissant la sécurité, en remettant en route les services
sociaux, en distribuant nourriture et médicaments, et en prenant en charge
l'administration des territoires, ils géreront ce chaos, conformément à un
schéma de construction étatique hobbesien. À mesure que les « territoires
du chaos » s'étendront, les régions administrées par les djihadistes se
multiplieront, formant le noyau de leur futur califat. Convaincues ou non, les
populations accepteront cette gouvernance islamique » [L’État islamique, un État à part
entière ? (2/3) [archive]]
On doit s’en
convaincre : le terrorisme n’est pas un simple moyen, il est la fin même
de l’EI. Et ceux qui disent qu’il ne faut pas provoquer les terroristes pour
les « calmer » se trompent lourdement sur la nature de ce mouvement, dont
l’idéologie est structurellement paranoïaque.
2) Le
complot comme idéologie
C’est
le deuxième instrument de l’art politique de l’EI : la rhétorique du
complot. Comme pour les terroristes français, les fascistes et les staliniens,
le « conspirationnisme » représente pour l’EI le moyen de créer une contre-culture djihadiste en se
démarquant à la fois de l’Islam canal historique et de la modernité laïque. Son
fonctionnement est limpide (voir ici P.-A. Taguieff et Laurent Bazin et PHT, Tous paranos, l’Aube, 2011) : 1) rien n’arrive par accident
; 2) tout ce qui arrive
est le résultat d’intentions ou de volontés
cachées ; 3) rien n’est tel qu’il paraît être ; 4) tout est lié mais de
façon occulte.
Il y a
d’abord dans cette méthode une vision du monde qui a l’avantage de la clarté et
de la simplicité. Alors que l’époque contemporaine, dépourvue de « grand récit
», semble incompréhensible pour tout un chacun (sauf à s’engager dans des
études longues et se parer de nuances), la théorie du complot permet, avec peu
de moyens [dans le conflit des idées : c’est aussi l’arme du faible], de donner
sens à tout ce qui advient, même ce qui semble tout à fait anodin. La théorie
du complot est une forme de dopage intellectuel, par lequel on augmente
artificiellement ses capacités d’interprétation du monde pour parvenir au rêve
de tout intellectuel : tout expliquer ! C’est aussi pour cela que la
principale victime de cette « contre-culture » est l’adolescent ;
celui qui, pour grandir, a besoin de s’arracher de la vision parentale (ou officielle) du monde.
Derrière
tous les événements, on voit la main d’un groupe (par exemple,
« franc-maçon-judéo-américano-illuminati-… ») qui tire les ficelles et
tisse sa toile dans le plus grand secret. « La plus belle des ruses du
diable, écrivait Baudelaire (1869), est de vous persuader qu’il n’existe pas ».
En effet, peu importent les preuves ou les évidences ! Si le complot est
réel, il est puissant ; s’il est puissant, il est secret ; et s’il
est secret, il n’est ni montrable ni démontrable. Donc, l’absence de preuves de
complot atteste la réalité et la puissance du complot ! CQFD.
A partir de là, le délire paranoïaque
fonctionne à plein régime : toutes les objections émises par les
adversaires, loin de réfuter, confirment la conspiration mondiale ; toutes
les pseudo-« évidences » viennent accréditer la nécessité d’un combat à
mort. Refuser le complot, c’est être soit naïf soit complice.
Ce par
quoi cette « théorie » débouche rapidement sur une pratique : il faut éveiller les naïf et éliminer les complices. Fort de sa
lucidité face aux masses abruties et serviles, l’adepte se convainc de sa
supériorité, de son élection … et donc de l’importance de son engagement
sacrificiel. Pour faire triompher le contre-monde, il doit détruire le monde.
3) La
destruction comme horizon
La modernité a inventé deux méthodes
pour se libérer de la tradition : la
table rase et le patrimoine. La
première consiste à tenter d’éradiquer le passé en le boutant hors du présent.
Peu importe que ce soit pour créer un avenir radieux
(marxisme-lénino-stalinisme) ou retrouver un âge d’or mythique (fascisme et
fondamentalisme), il s’agit toujours du même projet adolescent qui estime que
l’émancipation passe par la destruction des racines (voir Maurice Barrès, Les déracinés). La seconde méthode est
celle de la « patrimonialisation » qui consiste d’abord à
« formoliser » le passé, pour le poser comme différent de soi (figé en
musée), puis de se le réapproprier par l’analyse et la réflexion cultivées.
L’Occident, après avoir goûté et initié la première méthode (« du passé faisons
table rase ! »), s’est lancé à corps perdu dans la seconde. Celle-ci s’est
ensuite diffusée dans le monde entier : musées, « heritage village », sites
archéologiques, festivals des cultures indigènes… L’invention du tourisme
culturel incarne parfaitement cette forme subtile de l’impérialisme moderne,
car c’est en mettant la tradition au musée qu’on parvient à la neutraliser
comme Tradition sans pour autant l’abolir.
Dans son conflit contre l’Occident
et sa défense d’une tradition pure, il est donc tout naturel que l’EI renoue
avec la première pratique moderne (celle inventée par Savonarole, prolongée par
la Révolution française et démultipliée par tous les régimes totalitaires) de
la table rase. La démolition des
sites païens, la destruction des statues du musée de Mossoul (février 2015),
l’attaque du musée du Bardo de Tunis (mars 2015), la mise à sac de Palmyre (été
2015), ne peuvent s’interpréter autrement. Accessoirement, cette destruction
peut fort bien s’accommoder d’un trafic intense des œuvres dérobées. N’oublions
pas que la destruction de la sublime basilique de Cluny après la Révolution, s’est
faite par la vente de ses pierres … Car détruire est coûteux !
4) Le
sacrifice narcissique de soi comme mode de recrutement
L’individualisme
contemporain est pris entre deux tentations qui sont pour lui comme Charybde et
Scylla. La première est la plus connue. C’est celle du narcissisme : quand
l’ego se gonfle au point d’oublier l’altérité, celle de l’entourage, du temps, de
l’espace, du monde, de la mort, … Tout alors se ramène à soi dans un
délire mégalomane et égocentrique. L’individu ne connaît plus de limites
— transhumanisme ; toute puissance —, il ne se reconnaît plus de
racines — self made man —, il aspire
à ne se nourrir que de lui-même.
Mais, à l’opposé
de cette première tentation et devant sa démesure, en survient une autre, tout
aussi séduisante et sans doute tout aussi « démesurée » : celle du vide,
du néant et de la soumission. L’individu dépressif, fatigué d’être lui-même (comme
dit, Alain Ehrenberg), cherche à s’exténuer dans le rien, à s’effacer dans le
neutre, à se dissiper dans le fade. Cet individu-là n’a pas de conviction (car
tout est relatif), pas d’âge (car il faudrait « le faire »), pas de sexe (pardon !
… de genre), pas d’intérêt (pour ne pas risquer les « conflits » du même
nom), pas d’identité (car elle est toujours trahison), …
« Entre l’amour de
soi jusqu’à l’éviction du reste (narcissisme) et la volonté d’abolition de soi
dans ses expressions les plus variées, entre l’absolu de l’être et l’être rien,
peut-être n’aurons-nous jamais fini de balancer », écrivait déjà Marcel
Gauchet, dans le Désenchantement du monde (1985).
Ces deux
tentations du Tout et du Rien constituent, quand elles sont radicales, une
véritable antinomie. Ce qui signifie aussi qu’en dépit de leur opposition elles
ont un point commun : celui d’espérer dépasser la finitude humaine. La
première dans le rêve de l’infini ; la seconde dans le fantasme de l’indéfini ;
la première dans l’idéal d’un devenir-dieu ; la seconde dans la nostalgie
d’un redevenir-fœtus (Cf. David Le Breton, Disparaître de soi, Métaillé,
2015). Oserai-je dire que Michel Houellebecq me semble aujourd’hui celui qui, avec
le plus de profondeur et de constance, explore cette double tentation
hypermoderne en même temps que leur possible convergence ? Car le désir
fou d’une immortalité clonée et téléchargée dans La Tentation d’une île rejoint l’abandon assumé et réfléchi de
l’exigeante autonomie dans Soumission.
L’extraordinaire
génie maléfique de l’EI est de prétendre réconcilier ces deux tentations :
ce qui, évidemment, est impossible ! Ce n’est pas pour rien que les cibles
privilégiée de son recrutement sont les adolescents et jeunes adultes. Dounia
Bouzar, présidente du CPDSI [Centre de prévention contre les dérives sectaires
liées à l’Islam] dans son livre impressionnant (Comment sortir de l’emprise djihadiste ? 2015) en démonte minutieusement
le mécanisme.
« Le discours «
djiahadiste » donne l’illusion au jeune endoctriné que son malaise (vis-à-vis
de ses amis, de ses résultats scolaires, de la société …) provient du fait
qu’il est élu par Dieu comme un être supérieur qui détient la Vérité et qui a
plus de discernement que les « autres ». Le basculement dans l’embrigadement «
djihadiste » correspond toujours à la rencontre entre un malaise, souvent
passager (comme le ressent tout adolescent), et un discours qui prétend en
dévoiler les causes. Les « djiahadistes
» transforment ainsi le sentiment de malaise en preuve de toute-puissance »
(chap. 2).
Un désir de
soumission joint à l’espoir de toute-puissance ; un narcissisme de la
contrition ; le culte du selfie associé à la détestation des images ;
l’iconoclasme le plus radical combiné à
l’esthétisme de Call of Duty, Matrix, le Seigneur des anneaux et Assassins’
Creed réunis, … Et l’on pourrait multiplier les oxymores à l’infini …
La mise au jour de
cette mécanique permet d’expliquer l’âge cible, dont les données du CPDSI
peuvent offrir une idée : « Le début du processus [d’embrigadement] a lieu
fréquemment lors du passage à l’âge adulte : 30% sont des mineurs (de plus
en plus jeunes), 39% sont des jeunes majeurs (18-21 ans) et 31% sont des
majeurs de 21 à 28 ans. Aucun parent ne nous appelle pour des adultes de plus
de 30 ans, ce qui ne signifie pas qu’ils n’existent pas ».
Elle permet aussi
de tordre le cou (si je puis dire) à la thèse du « malaise social ». Voici ce
qu’écrit Dounia Bouzar : Si le «
discours de l’islam radical touchait au départ les jeunes « sans pères
ni repères », qui avaient grandi dans les foyers éducatifs, sans histoire
familiale rassurante, sans appartenance territoriale, en échec scolaire, en
manque d’amour, sans espoir social, victimes d’humiliations diverses
… Avec le CPDSI, je découvris avec stupéfaction que les jeunes à qui nous
avions affaire avaient grandi « avec une petite cuillère d’argent dans la
bouche » … En effet, les parents qui appelaient étaient plutôt issus des
classes moyennes et supérieures : des professeurs, des éducateurs, des
artistes, des fonctionnaires, des avocats, des médecins, … Leurs enfants
avaient grandi dans un milieu sécurisant et épanouissant ; ils étaient
souvent en pleine réussite scolaire » [introduction] Aucune raison de
cibler les « seuls désaffiliés sociaux » puisque toute l’emprise
djihadiste vise à couper tous les liens : avec les amis, avec les loisirs,
avec les parents, avec la culture, … avec soi.
L’idéologie perverse de l’EI joue vise ce désir du «
suicide narcissique » qui constitue une des fragilités de l’adolescence
(il faut mourir pour devenir quelqu’un), et auquel répondait jadis le « rite
d’initiation ». N’en tirons pas cette conclusion hâtive qu’il faudrait restaurer
de tels rites (ou à défaut le service militaire) ! Ce serait tout à fait
artificiel et d’ailleurs voué à l’échec. N’oublions pas que l’immense
partie de la jeunesse européenne parvient à entrer dans l’âge adulte sans que
devenir djihadiste … La modernité dispose de nombreuses voies et moyens
pour franchir cette étape, mais dans leur diversité moins évidente et plus
complexes elles laissent quelques individus sur le bord du chemin :
destruction créatrice encore …
La terreur comme
politique, le complot comme idéologie, la destruction comme horizon, le
sacrifice narcissique comme pouvoir de séduction : sous réserve
d’inventaire nous avons là les quatre principaux instruments de l’art politique
djihadiste. SI j’ai été plus long sur le dernier, c’est qu’il me semble
(peut-être) le plus inédit. En tout cas, après la principes de philosophie
politique, après les règles de l’art politique, il me reste à envisager les
moyens de lutter : comment les démocraties peuvent-elles s’opposer sans se
renier à cette puissance perverse de l’EI ?
(… à suivre)