L'auteur de Comment gouverner un peuple-roi (éditions Odile Jacob) est inquiet. Il n'est pourtant pas de ceux qui se plaisent à tirer la sonnette d'alarme et à prophétiser la catastrophe. Mais son diagnostic, qui s'appuie sur une analyse des relations entre le cratos, le pouvoir, et le demos, le peuple, et de leurs subtils dosages en démocratie, des rapports entre société et État, laisse entrevoir un degré de décomposition jamais atteint, mis en lumière par les tensions qui parcourent le pays après la mort du jeune Nahel à Nanterre.
Les séparatismes jettent bas les masques, alimentés par une force majeure de l'échiquier politique, des forces très distinctes nouent des alliances objectives avec pour ennemi commun l'État et la République, depuis longtemps affaiblis, qui face à cette politique du pire, vacillent sur leurs fondamentaux. Quand un pays se réduit à des camps retranchés, quand le fossé s'élargit entre ces camps, quand on sort les armes avant de débattre, l'heure est grave en effet. La reprise en main sera dure et conflictuelle, prédit l'essayiste.
Le Point : On invoque depuis quelques jours l'usage de la violence légitime, monopole d'État, une référence à Hobbes, à Max Weber, et même à Carl Schmitt. Cette référence vous semble-t-elle opportune ?
Pierre-Henri Tavoillot : Même si l'expression peut être contestée, elle me paraît indispensable. Cet usage légitime de la violence est un pilier de l'ordre collectif. Comme l'écrivait Hobbes, les citoyens acceptent de se soumettre au monstre de l'État, pour éviter de succomber à un autre monstre, pire encore, un état de nature qui les plonge dans un état de peur permanent. La violence d'État, c'est la violence ponctuelle endiguée par des règles précises. Le choix est entre le monstre étatique et le chaos absolu.
On assiste à une distorsion de la désobéissance civile.
Pourquoi estimez-vous qu'elle est contestable ?
Elle est du moins contestée. La démocratie est toujours tentée par le rêve anarchique, c'est sa mauvaise conscience. Certains veulent faire gonfler le demos, le peuple, au détriment du cratos, le pouvoir, mais selon une logique purement individualiste, ce qui aboutit à l'éloge actuel de la désobéissance civile. Elle n'est plus le projet de lutter contre les abus du pouvoir légitime, mais contre toute forme de pouvoir dès qu'il a l'audace de ne pas être en accord avec moi. On assiste à une distorsion de la désobéissance civile, par un dévoiement des droits de l'homme, qui ne concernent plus l'homme en société, mais l'individu contre la société et contre l'État.
Il y a toujours un jeu équilibré entre la société et l'État. Comment le voyez-vous évoluer ?
C'est le couple fondateur de nos sociétés libérales. D'un côté, une société composée d'individus qui non seulement vivent ensemble, mais veulent vivre en commun de façon collective ; de l'autre, un État qui garantit que les libertés de chaque individu ne soient pas menacées par celle des autres. Le libéralisme, c'est cette double limitation : une société qui limite la puissance de l'État, toujours tenté d'en abuser ; un État qui freine l'aspiration de l'individu à dominer les autres. Les deux doivent se limiter réciproquement dans un juste équilibre délicat On en revient à la phrase cruciale de Paul Valéry : « Quand l'État est fort, il nous écrase ; s'il est trop faible, nous périssons. »
Du côté de la société, l’esprit du commun se dissout dans la fragmentation d’identités individuelles qui s’estiment chacune dotées d’un droit de veto universel.
Cet équilibre vous semble aujourd'hui balayé ?
Il est remis en cause des deux côtés. Du côté de l'État, car il est devenu un monstre impuissant, entravé par des normes excessives, par un espace public toxico-frénétique et par une mondialisation qui réduit sa marge de manœuvre. Du côté de la société, l'esprit du commun se dissout dans la fragmentation d'identités individuelles qui s'estiment chacune dotées d'un droit de veto universel. Une société des individus n'est pas contradictoire à condition de la concevoir de manière dynamique comme une société qui produit des individus qui produisent ensuite de la société. Ce second processus est en partie déglingué.
Pourquoi ce dysfonctionnement de la société ?
Il est l'expression d'un triple séparatisme qui s'exprime de manière spectaculaire aujourd'hui dans les émeutes. Un séparatisme délinquant où les territoires perdus de la République ne le sont pas pour tout le monde. Le trafic de drogue crée un monde parallèle qui, en général, préfère le calme, mais de temps à autre aime à rappeler qu'il ne veut pas d'État chez lui. Nous y sommes. Il y a ensuite un séparatisme « frériste » (selon l'expression judicieuse et rigoureuse de Florence Bergeaud-Blackler), qui voit dans les démocraties occidentales des terres de conquête pour le califat mondial. On le voit également à l'œuvre aujourd'hui, accompagné d'un antisémitisme décomplexé. Il y a, enfin, un séparatisme politique ultragauchiste où l'on voit La France insoumise sortir de plus en plus de l'arc républicain, inciter à la rébellion et franchir de nombreuses lignes jaunes, voire rouges. Sur le plan politique, on peut comprendre la stratégie rationnelle de Mélenchon.À LIRE AUSSI« Nous ne sommes plus qu'une poignée à encore oser travailler sur l'islamisme »Quand Mélenchon associe de manière répétée la mort au pilier de l'État qu'est la police, laquelle serait incontrôlée, estimez-vous qu'il contribue à souffler sur les flammes et à saper cette autorité ?
J'ai été frappé par sa déclaration : « Ne nous demandez pas d'appeler à l'ordre, nous appelons à la justice. » C'est une manière irresponsable de se placer du côté du chaos au nom d'une justice qui, par ailleurs, faisait son travail. On voit bien que, les voies normales d'accès au pouvoir lui étant barrées, il a sciemment choisi la stratégie agonistique, du non-compromis, dans l'espoir secret que le chaos lui permettra de tirer les marrons des feux d'artifice. De là, sa tactique pour flatter les autres séparatismes qu'il tente de récupérer et dont il fait ses armées de réserve avec ce discours convenu : les délinquants sont des victimes de l'injustice ; les islamistes sont des victimes de l'islamophobie.
Pour qu'un incendie se propage, il faut des éléments et un terrain favorables. Pourquoi, comme en 2005, le feu des émeutes prend-il alors qu'il y a deux ans encore, avec la pandémie, on croyait l'État plus fort et plus régalien que jamais ?
Après le feuilleton de la réforme des retraites, après les grèves, on pouvait penser que la population aurait besoin de renouer avec une forme de tranquillité. Mais s'agit-il de la même population ? Il semble qu'on arrive au bout d'un processus de désinhibition de la violence et de l'action violente entamée avec les Gilets jaunes. Par ailleurs, le phénomène de séparatisme est arrivé à maturité, à masse critique. On voit bien qu'une partie de la population a décidé de ne plus se laisser imposer les lois de la République pourtant généreuse avec elle, mais dont les infrastructures symboliques sont visées : écoles, médiathèques, transports, salles de sport…
À LIRE AUSSIMort de Nahel à Nanterre : les leçons politiques de la crise de 2005Quand on y réfléchit, ce sont là les ennemis du repli communautaire, car ils sont des portes ouvertes vers l'extérieur. Enfin, rappelons l'abstentionnisme massif qui a marqué nos élections. Que traduit-il ? Qu'on ne croit plus à l'utilité de voter pour des élus qui avouent du reste qu'ils ne peuvent pas faire grand-chose et qu'on pense être plus efficace en étant activiste.
C'est un clivage, un fossé entre deux visions du monde ?
Deux visions du monde s'affrontent, oui, une culture et une contre-culture au sens large. D'un côté, ceux qui sont pour la République ; de l'autre, ceux qui sont contre. Voilà pourquoi La France insoumise joue un jeu très dangereux.
L’islamisme woke ne devrait pas exister normalement, pourtant, il se met en place.
Dans le passé, en 1934 ou en 1940, par exemple, la République a eu des ennemis qui ont voulu l'abattre. Quelle spécificité attribuez-vous au moment que nous traversons ?
Il est placé sous le signe de la convergence de deux antagonismes qui ont noué une alliance objective. D'un côté, une approche holistique, fondamentaliste, qui voit, par exemple, la laïcité comme une oppression des communautés. De l'autre, une approche hyperindividualiste qui perçoit cette laïcité comme une oppression des individus en général, des minorités en particulier. L'islamisme woke ne devrait pas exister normalement, pourtant, il se met en place par cette alliance qui fait qu'il y a à la fois un Al-Jazira pour les vieux et, pour les jeunes, un féminisme islamique, un éco-islamisme. L'idée de République est attaquée par ces deux camps que tout oppose sauf la haine de la civilisation démocratique occidentale.
Face à cette contestation de l'État, celui-ci a-t-il le choix de la riposte ?
Pas vraiment. Si l'État avoue son impuissance, il n'y a aucune raison que la démocratie fonctionne. Si le cratos ne fait pas preuve de son efficacité, la promesse démocratique sera définitivement trahie. Et au bénéfice de quoi ? D'un modèle illibéral de démocratie, c'est-à-dire d'un cratos qui dit au demos : « On s'occupe de tout ; pas la peine de vous déplacer ! » Le problème aujourd'hui est que la critique de l'État impuissant aggrave l'impuissance de l'État. L'idée d'intérêt général qui justifie son existence et légitime son action a de plus en plus de mal à apparaître clairement.
N'y a-t-il pas le spectre de la guerre civile qui prospère sur des sociétés décomposées ?
Reprendre la main ne va pas être aisé. Et il est impossible que cela se fasse dans la douceur. Ce sera douloureux, car nous avons pris l'habitude d'une société pacifiée, où la recherche du compromis avec des décisions à moitié tranchées est la norme. La cote était mal taillée, mais chacun s'en satisfaisait. Désormais, le défi est existentiel et les solutions vont inévitablement créer une conflictualité qu'on a oubliée depuis la fin de la guerre d'Algérie.
À LIRE AUSSIÉmeutes après la mort de Nahel : ceux qui espèrent le chaosLes questions posées sont claires et il faudra y répondre clairement : désire-t-on encore vivre ensemble ? Préfère-t-on débattre que se battre ? Veut-on vraiment la guerre civile ? Depuis les Gilets jaunes, on assiste à un passage à la limite. C'est comme dans certains repas de famille ratés : un mot de trop (en général au dessert) et tout part en vrille ; les ressentiments accumulés surgissent brutalement. Les Grecs avaient un mot pour cela : la tragédie, soit le retour brutal du chaos dans le cosmos.
Le seul recours est-il donc celui à une autorité réaffirmée ?
Elle est d'ailleurs ce à quoi à tout le monde aspire, y compris les séparatismes. Dans un rapport de forces, si l'autre est fort, les choses sont claires. Or, la République a depuis longtemps affiché sa faiblesse. On a trop longtemps dit que les islamistes étaient gentils et inoffensifs, que la méchante société était l'unique responsable de la délinquance, et que l'extrême gauche était bien plus présentable que l'extrême droite. Il faut donc de l'autorité, mais pas n'importe quelle autorité : celle de la République, qui se définit très précisément non comme domination, mais comme responsabilité : son but n'est pas d'opprimer, mais de faire grandir. Et cela passe, n'importe quel parent en fait l'expérience, par de la clarté, de la rigueur et de la discipline.
On vous sent inquiet…
Je le suis. On a tous le sentiment d'une accélération inquiétante des crises en France, qui se succèdent pour des motifs différents, accompagnés de secousses répétées : Gilets jaunes, pandémie, guerre en Ukraine, réforme des retraites, et maintenant ces émeutes, qui ne touchent pas que les banlieues. Dans mon métier d'enseignant, cela fait maintenant six ans que nous n'avons pas eu un semestre d'études complet à la Sorbonne. Six ans ! Le pire, c'est qu'on s'habitue à cette anormalité. Le plus effrayant, c'est quand une situation est scandaleuse et que nous commençons à la trouver normale.