Blog de Pierre-Henri TAVOILLOT

Lato sensu

mardi 5 décembre 2023

Cinquante nuances de vert

 Chronique LCP du 23 novembre 2023

A l’approche de la COP 28 qui se déroulera à Dubaï à partir du 30 novembre, vous souhaitez revenir sur les formes contemporaines de l’écologie. 

 Oui, car toutes les enquêtes d’opinion le montrent : la préoccupation environnementale est devenue un, voire le souci majeur dans toutes les opinions publiques occidentales et notamment française . En un sens tout le monde est devenu écologiste. Mais si tout le monde est peu ou prou écolo, personne ne l’est de la même manière, au point même que l’on pourrait dénombrer bien plus de « 50 nuances de vert ». 

 Est-ce que, dans cette diversité, l’on peut, malgré tout, s’y retrouver ? 

 Il y a plusieurs types de classement possible. Le premier partirait de ce qu’on met au centre de l’écologie. Est-ce l’Homme ou est-ce la Nature ? Ou plus exactement la nature a-t-elle de la valeur parce qu’elle est la maison de l’homme (c’est l’origine du mot écologie : oikios/logos : le discours rationnel sur la maison), ou parce qu’elle vaut par elle-même et pour elle-même ? C’est une opposition entre — D’un côté, l’environnementalisme qui va défendre le développement durable — (qui n’empêche pas une certaine sobriété) : c’est-à-dire une nature ménagée et aménagée au profit de l’humain. — De l’autre côté la deep ecology (ou écologie profonde) qui va prôner, non le développement durable, mais une totale décroissance, car, pour elle, l’action humaine quelle qu’elle soit est toujours une mise en danger de la Nature. Il faut donc combattre la démesure (hybris) de l’homme aspirant à se poser, comme disait Descartes, en « maître et possesseur de la nature ». Bref, écologie anthropocentrée, d’un côté ; écologie antihumaniste de l’autre. 

 Y a-t-il d’autres clivages possibles dans le vert ? 

 Il y a en a un méconnu, mais qui me semble important. L’écologie est-elle seulement une politique ou devient-elle aussi sinon une religion, du moins une spiritualité ? Ce qui met la puce à l’oreille c’est cette formule « sauver la planète ou la nature ». C’est quand même la thématique du salut qui est en jeu, et ce n’est pas rien si l’on prend un peu de recul. « Sauver la nature », pour un philosophe grec, Socrate, Aristote, ou Epicure, une telle prétention est ridicule, car la nature, pour eux, c’est l’éternité : tout naît, tout croît, tout meurt ; ce cycle (physis) est éternel et prétendre le sauver n’a strictement aucun sens. Idem pour un chrétien, mais parce qu’il y a un seul sauveur du monde — salvador mundi — c’est le Christ, qui a en, pour ainsi dire, le monopole. Face à ces grands modèles, l’écologisme (qui n’est pas toute l’écologie) émerge comme scandale pour les chrétiens et folie pour les Grecs. Que dit-elle ? Que chaque petit individu est à même de sauver le monde. Immense défi ! On comprend à partir de là plusieurs phénomènes induits par l’écologisme : l’eco-anxiété (serons-nous, nous autres pécheurs, à la hauteur de cette mission ?), le culte de l’apocalypse (la fin du monde est proche !), mais aussi le fanatisme (« je suis la voix de celui qui crie dans le désert »). Attention : l’écologisme ne résume pas l’écologie, mais il en est devenu une dimension non négligeable.

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dimanche 12 novembre 2023

Le RN est-il (encore) d’extrême droite ?

Tribune pour Le Figaro (10/11/2023)

Chronique pour LCP (8/11/2023)

Contrairement à la LFI, le RN a annoncé sa participation au rassemblement du 12 novembre contre l’antisémitisme suscitant l’embarras des partis de « l’arc républicain », qui appelaient pourtant à l’unité nationale. D’où cette question : le RN est-il encore d’extrême droite ? C’est la question qui fâche, mais qu’il faut tenter d’aborder de manière dépassionnée en distinguant trois sens du terme « extrême droite ».

 Le premier, purement institutionnel, désigne, depuis août 1789 et le vote sur le véto royal, la position dans l’hémicycle. De ce point de vue, le RN est bien à l’extrême droite. Le deuxième sens est historique et idéologique. Il émerge contre la Révolution française, se déploie dans les ligues fascistes, s’épanouit sous Vichy et rebondit avec l’OAS. Trois traits principaux caractérisent cette idéologie. D’abord, l’antiparlementarisme ; ensuite une position réactionnaire ou mieux révolutionnaire conservatrice qui consiste à tout casser pour tout garder ; enfin l’idée d’une pureté nationale à défendre contre les adversaires extérieurs et contre les ennemis de l’intérieur : la nation n’est pas « un plébiscite de tous les jours » comme disait Renan, mais une substance mystique qui transcende ses membres. 

Il y a un troisième sens d’extrême-droite, qui insiste sur le mot extrême. Dans son livre, Qui est l’extrémiste ? (Intervalles, 2022), Pierre André Taguieff distingue trois dimensions : la légitimation de la violence, l’intolérance totale face à tout désaccord et le fanatisme absolu à l’égard d’une Cause sacrée, d’une fin qui justifie tous les moyens. 

Si l’on s’accorde sur ces critères, hormis le premier sens purement topographique, il faut bien admettre que le RN ne coche plus les cases de l’extrême-droitisme. Marine Le Pen a rompu avec le feu FN sur au moins deux points idéologiques qui ne sont pas négligeables : elle se rallie à la lutte contre l’antisémitisme, alors que son père était l’homme du « point de détail » ; elle s’est convertie à la laïcité, alors que son père se situait dans le catholicisme traditionnaliste. C’est une laïcité certes plus identitaire que républicaine, mais l’évolution est notable. Pour ce qui est de l’extrémisme, c’est plutôt la LFI qui l’incarne aujourd’hui avec une légitimation explicite de la violence (appel aux émeutes) et une logique de plus en plus forte de purges internes (intolérance). Le fanatisme, troisième trait de l’extrémisme, n’est pas présent, puisque sa cause n’a rien de sacrée : c’est seulement l’accès au pouvoir. 

Comment alors qualifier le RN s’il n’est plus d’extrême droite ? Je dirais qu’il s’agit d’un parti de droite radicale, populiste et illibérale. Il prône une idéologie « hyperdémocratique », selon laquelle il faudrait toujours plus de demos (contre l’oligarchie des élites) — c’est la dimension populiste — ; et toujours plus de cratos (contre la technocratie de l’Etat profond). Au nom du Peuple et de la Nation, il faut être prêt à prendre quelques libertés avec les libertés : c’est la dimension illibérale. A mon sens, le procès d’excommunication en extrême-droitisme du RN tend plutôt à le renforcer, car cela revient à proclamer que les 13 millions d’électeurs de Marine Le Pen sont des idiots ou des salauds. Idiots, parce qu’ils ne voient pas que le RN est raciste et fasciste ; salauds, parce qu’ils l’ont trop bien compris. Ce n’est certainement pas le meilleur message à leur adresser pour tenter de les récupérer. 

Il vaudrait mieux objecter au RN, je crois, 1) que ses promesses de renverser « le système » sont vouées à l’échec du fait de leurs excès et des oppositions qu’elles susciteront ; et 2) qu’il est un parti dont, en dépit d’un incontestable ravalement de façade, l’arrière-boutique reste remplie de « vieux démons », qui ne faciliteront guère son exercice du pouvoir. Ces objections politiques me semblent beaucoup plus efficaces que l’excommunication morale, car le pire service à rendre au RN consiste à le banaliser. Ce qui, d’ailleurs, me fait percevoir que j’ai oublié un quatrième usage du terme d’« extrême droite » : c’est le moyen pratique de disqualifier quiconque n’est pas d’accord avec moi.

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mercredi 18 octobre 2023

L'école : zone de guerre

 

L’école, cette « zone de guerre »

Selon le philosophe Pierre-Henri Tavoillot, une société s’affaiblit lorsqu’elle commence à avoir honte de sa culture. Et nous n’avons aucune raison d’avoir honte de notre civilisation.

Par Pierre-Henri Tavoillot


Paru dans Le Point (19.10.2023).

 En Afrique, son visage hideux a un nom : Boko Haram, littéralement « Livre (book) impur » ou encore « l’éducation occidentale est un péché ». Le credo est simple : tous ses maitres sont des ennemis ; tous ses élèves sont des victimes. Voilà pourquoi des professeurs sont tués ; voilà pourquoi des étudiants et particulièrement des étudiantes sont enlevés ; voilà pourquoi des livres sont brûlés. Depuis trois ans, date de l’abject assassinat de Samuel Paty, plus personne ne peut nier que cette idéologie sévit en France. C’est à elle que l’on doit, lors des émeutes de juin 2023, l’attaque de 168 écoles, la dégradation de bibliothèques, médiathèques et des bâtiments de la République laïque. C’est à elle qu’on doit le meurtre de Dominique Bernard, professeur de lettres à Arras. C’est à elle qu’on doit les innombrables atteintes à la laïcité dans les écoles : l’offensive des abayas et des qamis, le refus de dessiner des visages ou de suivre les cours de musique, la contestation perpétuelle des savoirs, la dénonciation frénétique des « impuretés » en tout genre, la pression permanente sur les enseignants … Il ne s’agit là ni de folies passagères ni du cri des « damnés de la terre » discriminés, mais bien d’une idéologie claire, cohérente et conquérante, qui a choisi de faire de l’école une zone de guerre … d’une guerre de civilisation. Il faut lire et relire les ouvrages de Gilles Kepel, Bernard Rougier, Hugo Micheron, Florence Bergeaud-Blackler et de bien d’autres, pour admettre qu’il y a sur notre territoire une partie de notre population dont le projet de vie est tout entier consacré à la destruction de notre mode de vie. Florence Bergeaud-Blackler les a identifiés avec une impressionnante rigueur : ce sont les fréristes, pour qui l’école est la cible principale. 
 Mais là n’est pas encore le pire. Le pire est que ce fondamentalisme islamiste est accueilli parfois à bras ouverts dans nos établissements scolaires par des insouciants ou des cyniques. Les insouciants sont ceux qui ne veulent pas voir que cet ennemi existe. Pour eux, il n’y a que des loups solitaires ou les créatures de nos propres péchés d’Occidentaux repus. Les cyniques sont ceux qui voient cet ennemi comme un allié pour leurs desseins de prise de pouvoir. Pour eux, les islamistes forment « l’armée de réserve » de la révolution à venir. 
Ces deux camps convergent pour affaiblir l’école attaquée. Ils s’accordent pour dénoncer la violence (symbolique) faite aux élèves alors qu’on tue (vraiment) leurs professeurs ; ils s’accordent pour considérer que les actes terroristes les plus barbares ne sont que « légitime défense » ; ils s’accordent pour critiquer la République au nom d’un hyperindividualisme qui la laissera désarmée face au communautarisme. « Venez comme vous êtes », disent-ils en substance aux enfants, « vos identités sont remarquables ; n’en changez surtout pas. Nous autres adultes, coupables par nature, avons trop peur de vous discriminer pour pouvoir encore vous éduquer. Nous autres adultes avons trop de doutes sur nos savoirs pour espérer vous instruire. Nous autres adultes avons trop honte de notre histoire pour oser vous la transmettre ». 
Et voici l’autre message qu’ils ne cessent d’adresser à la jeunesse : « la France d’aujourd’hui est patriarcale, raciste, néocoloniale, indifférente au sort de la planète, inégalitaire, islamophobe, homophobe, transphobe, anti-jeune et oublieuse des vieux, inhospitalière, discriminatoire, immorale, égoïste, rance…» On pourrait sans peine continuer la liste (où l’antisémitisme est « étrangement » absent) de cette auto-détestation qui dépasse de très loin les limites d’une légitime autocritique. Car il ne s’agit pas non plus de s’adorer sans réserve ; mais à force de se haïr, on en vient à se détruire. Aucune école, nulle transmission n’ont de sens dès lors qu’une culture commence à avoir honte d’elle-même. 
Or il n’y a vraiment aucune raison d’avoir honte. Au contraire. La civilisation de la démocratie née en Europe peut être fière, car elle est unique en son genre : elle est « la civilisation des grandes personnes ». En effet, dans la plupart des civilisations connues, la minorité est la règle et la majorité est l’exception. C’était le cas à Rome où les seuls majores étaient les pères de famille. C’était le cas dans les monothéismes où les incroyants sont réputés naïfs et ignorants en dépit de leur égale dignité comme créature divine. Et c’est le cas partout ailleurs, toujours : seules quelques personnes, en général les hommes, de préférence assez vieux et plutôt nobles, y étaient reconnues comme des adultes à part entière, bons pour le service civique, aptes au pouvoir et dignes des hautes fonctions. Pour tous les autres (plus ou moins) humains, il manquait toujours quelque chose : soit de la liberté, soit de la force, soit une autorisation … bref ce petit supplément d’être qui leur aurait permis de prétendre à l’humanité complète et achevée. Dans l’histoire des civilisations, il en est une — et une seule — qui a promu cette idée étrange et singulière que tous les hommes — femmes comprises — sont des grandes personnes. Cette civilisation est la civilisation occidentale — et d’abord européenne. Pour elle, ni la race, ni la naissance, ni la richesse, ni la classe sociale, ni même d’ailleurs l’âge ne sauraient empêcher quiconque et de manière définitive d’être reconnu comme « grand » et digne. La majorité devient la règle et la minorité l’exception. Bien sûr, je ne songe pas à nier que l’Europe ait été aussi sexiste, raciste, esclavagiste, impérialiste et imbue de sa supériorité ; mais elle l’a été à l’instar de toutes les autres grandes civilisations connues. En revanche, ce qui la distingue, dans toute l’histoire humaine, est qu’elle ait été la seule à promouvoir l’antiracisme, l’anti-impérialisme, l’abolition de l’esclavage, l’émancipation de la femme et cette curiosité singulière à l’égard des autres cultures passées ou présentes. L’ethnologie, l’histoire des autres, le goût des arts premiers, l’attrait pour les mœurs étrangères, l’attention à tout ce qui est humain, petit ou grand, proche ou lointain, digne ou indigne : tout cela commence avec l’Europe. Il faut être aveugle pour ne pas percevoir que sa puissance émancipatrice est inégalée dans l’histoire humaine. On s’acharne à la haïr pour ce qu’elle a été la seule à dénoncer ; on la déteste au nom d’une liberté qu’elle seule a promue ; et on lui objecte des horizons qu’elle a été la première à ouvrir. Son message civilisationnel peut se résumer à ces trois propositions qui sont loin d’avoir épuisé leur potentiel : tous les humains sont grands ; tous les humains peuvent grandir ; … et la plus belle, sans doute : nous pouvons grandir ensemble. C’est cela que détestent et combattent les fondamentalistes islamistes ainsi que leurs piteux alliés. C’est pour cela qu’ils veulent détruire l’école ; et c’est pour cela que nous devons la défendre sans faiblir. Car jamais, depuis sa fondation, elle n’a été à ce point menacée.
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Les trois islams en France

Je republie ce post de mon blog de 2016, après mes propos trop hâtifs et erronés sur France Inter ce 18 octobre 2024.

 L’enquête passionnante de l’Institut Montaigne (IFOP, recensée par le JDD, 18 septembre 2016) apporte quelques indications intéressantes sur les musulmans en France. D’abord, sur le nombre. Au sein de l’échantillon représentatifs, ceux qui qui se déclarent « musulmans » constituent 5,6% de la population des plus de 15 ans vivant en France et 10% des moins de 25 ans. On est loin des 8% ou 10% souvent avancés. Cela ferait une population comprise entre 3 et 4 millions. Le deuxième enseignement concerne la diversité de cette partie de la population française. L’enquête identifie trois « types ». 

 1) Le premier islam désigne les « sécularisés » : l’islam y a cessé d’être, au sens strict, une religion pour devenir « tendanciellement » une culture (à l’instar des chrétiens). Ils représentent 46% de ceux qui se déclarent musulmans. Les pratiques peuvent exister, mais elles sont intégrées — sans ambiguïté — au cadre républicain à l’exception du halal (une majorité notable considère qu’il devrait être proposé dans les menus des cantines scolaires) et du voile-hijab) qui est considéré comme acceptable dans l’espace public, voire professionnel (mais pas le niqab ni la burka). 

 2) Le deuxième islam — « les islamics pride » — représente une part de 25%. Ceux-ci revendiquent l’expression de leur foi dans l’espace public, mais rejettent les pratiques « excessives » : niqab et polygamie. Ils se sentent davantage représentés par Tariq Ramadan que par le CFCM (que, par ailleurs, les « sécularisés » ignorent) ! 

 3) Le troisième islam est intégriste et rigoriste. Ce sont les « ultras » qui représentent 28% des musulmans auto-déclarés (soit environ 1 million de personnes en France !) : ils sont en rupture avec les valeurs républicaines, considèrent que la Charia est plus importante que la loi de la République, sont favorables au port du nikab, de la burka et à la polygamie. Ils sont surreprésentés parmi les jeunes (50% des moins de 25 ans ; 20% à peine des plus de 40 ans). Sur cette base, l’Institut Montaigne propose plusieurs mesures que je laisse ici de côté, car le véritable problème est de savoir s’il peut y avoir une seule politique pour ces trois islams ? Les premiers demandent de la République une forme de tolérance et une meilleure intégration dans la collectivité nationale. Ce qui, à mon sens, ne poserait aucun problème s’il n’y avait pas les deux autres islams. En effet, le deuxième exige non seulement la tolérance, mais une véritable reconnaissance de droit et potentiellement de droit à la différence, en rupture avec la loi républicaine. Et le troisième aspirent, ni plus ni moins, qu’à la subversion voire à la destruction de la République. 

 Cela fait tout de même 2 millions de personnes en France qui ne s'inscrivent pas dans le cadre laïcité (même si tous ne sont pas en lutte armée contre elle !).


PS (15/11/2023). J'ajoute à ce post de 2016 que la référence à Tariq Ramadan n'est pas faite ici pour rassurer quant à la modération de la Catégorie 2. Elle ne diffère de la catégorie 3 que sur la stratégie (entrisme vs combat) mais non sur la finalité (le califat mondial). 

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mercredi 4 octobre 2023

De l'art de rendre des comptes

 Chronique LCP du mercredi 4 octobre 2023 


La présidente de l’Assemblée Nationale souhaite « redynamiser » la séance des questions au gouvernement qui a lieu tous les mardis à 15h. Cela vous fait réagir, Pierre-Henri Tavoillot. 

 Ce n’est pas un point anecdotique et la présidente de l’Assemblée a raison de s’en préoccuper. La démocratie ne peut se contenter d’être un jeu de lois et une succession de discours. Parce qu’elle se fonde sur l’espace public, elle doit aussi être une scène et un spectacle. Platon, en son temps, avait dénoncé la théâtrocratie, car il y voyait l’emprise de la démagogie : mais Platon n’était pas démocrate. Rousseau, qui l’était davantage, critiquait le théâtre, comme excluant le peuple (cantonné au rôle de spectateur) du jeu des acteurs. Il préférait la « fête révolutionnaire », participative, mais Rousseau était adepte de la démocratie directe. Or, dans nos démocraties représentatives, la représentation politique doit aussi être théâtrale. 

 La Présidente Yaël Braun-Pivet, considère (à juste titre) qu’elle ne l’est pas assez ou que la pièce manque un peu de piquant. Elle envisage plusieurs pistes pour remettre un peu de peps dans le plebs (la Plèbe) ; et amuser un peu plus la galerie. Ses propositions sont des questions/réponses plus courtes pour un échange plus incisif ; ou alors moins de questions ; ou alors un temps de questions distribué par groupe ; ou revenir à deux séances hebdomadaires. Je ne suis pourtant pas certain que cela change beaucoup la donne. 

 Auriez-vous une proposition à lui faire ? 

 Eh bien oui : le Parlement français, après avoir reçu Charles III au Sénat, pourrait adopter la pratique anglaise des questions aux Communes. En Angleterre, le Premier Ministre est seul dans l’arène et doit répondre en direct et sans préparation à toutes les questions des députés de l’opposition et de la majorité : chaque semaine, c’est un grand oral qui ressemble à un grill. 

 On a ce propos le témoignage de M. Thatcher et de T. Blair dans leurs mémoires respectifs : « Aucun autre chef de gouvernement dans le monde, écrit ainsi M. Thatcher, n’est soumis à ce genre de pression régulière et beaucoup font des pieds et des mains pour l’éviter ; aucun, comme je ne manquais pas de le rappeler à mes collègues d’autres pays que je rencontrais lors des sommets, n’a autant de comptes à rendre qu’un premier ministre britannique ». Et la dame de fer, fidèle à sa réputation ajoutait : « Peu à peu, je finis par me sentir plus sûre de moi … il m’arriva même d’y prendre du plaisir ». 

Plaisir non partagé par Tony Blair de son propre aveu : « Les questions au Premier Ministre resteront l’expérience la plus éprouvante, la plus déconcertante, angoissante, remuante, terrifiante et décourageante de mon vécu de Premier ministre ». « Aujourd’hui encore, ajoute-t-il, où que je me trouve sur la planète, à 11h57 le mercredi, je ressens un frisson glacé, un picotement sur la nuque et mon cœur se met à battre la chamade. C’est l’heure où je sortais du bureau de Premier ministre aux Communes et me dirigeais vers la Chambre. Je l’appelai la marche du condamné ». 

 En quoi cette pratique anglaise permettrait-elle, selon vous, d’améliorer la vie démocratique ? 

 La méthode démocratique peut être décrite en quatre moments : il faut des élections, des délibérations, des décisions et de la reddition des comptes. Les trois premiers moments font l’objet de toutes les attentions quand on veut régénérer la démocratie : réformer les élections (vote blanc, proportionnelle, tirage au sort, …), mettre plus de délibérations (avec des conventions citoyennes), contrôler toujours plus les décisions (au point parfois de les empêcher) ; mais on oublie ce moment capital de la reddition des comptes. C’est un peu l’impensé de la démocratie et je trouve que sa mise en scène au sein du Parlement à travers les commissions d’enquête (comme celle récente sur le nucléaire) ou les questions directes et franches (parrêsia) au chef du gouvernement sont bien plus que des symboles. La reddition des comptes ce n’est ni le « dégagisme » ni le procès au pénal ; c’est le fait de revenir sur des décisions passées, non pour punir ceux qui les ont prises, mais pour améliorer celles qu’il faudra prendre demain.

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lundi 25 septembre 2023

Laïcité : la grande confusion

 Chronique pour LCP - Jeudi 21 septembre — 

De l’interdiction de l’abaya à la visite du Pape à Marseille, cette rentrée est chargée en matière de laïcité : vous souhaitez revenir sur le sujet. 

 Oui la rentrée est chargée, mais ce qui frappe le plus, c’est l’extrême confusion des esprits sur le sujet. Les mêmes qui s’offusquent de l’interdiction des abayas et des qamis à l’école s’étranglent de voir le président Macron assister à la messe géante de vendredi au stade Vélodrome. Ils en tirent la conclusion, pour eux, évidente : la laïcité, c’est de « l’islamophobie déguisée ». La preuve : il y a deux poids, deux mesures : on interdit tout ce qui touche à l’islam et on vénère tout ce qui est chrétien. 

 En quoi ces apparences sont-elles trompeuses ? 

 D’abord en rappelant un point essentiel : le contraire de la laïcité, ce n’est pas la religion, c’est le fondamentalisme. C’est-à-dire le projet de régenter et de soumettre la totalité de l’existence des individus sous une seule loi : la loi de Dieu. Voici ce que disait Voltaire dans l’article « fanatisme » de son Dictionnaire philosophique « Que répondre à un homme qui vous dit qu’il aime mieux obéir à Dieu qu’aux hommes, et qui en conséquence est sûr de mériter le ciel en vous égorgeant ? ». 
L’assassinat de Samuel Paty a montré que ce n’était pas là un simple mot d’esprit. Contre le fondamentalisme, nos sociétés libérales laïques considèrent qu’il n’y a pas que la religion dans la vie, mais plusieurs sphères chacune régie par un principe. Dans la sphère privée : c’est la liberté. Chacun est libre de croire, de ne pas croire, et de changer de croyance. Ni l’hérésie ni l’athéisme ni l’apostasie ne sont des crimes. Dans la sphère publique, c’est la neutralité qui règne de la part d’un Etat qui « ne reconnaît ni ne subventionne aucun culte ». Au nom du salut public, il faut se désintéresser du salut privé. Enfin, il y a troisième sphère que l’on oublie souvent : c’est celle de la civilité. Dans la rue, au travail, au marché, la laïcité est un mode de vie régi par un principe non juridique : la discrétion. On se respecte sans insulte, sans pression, avec des égards mutuels et réciproques … Ni effacement excessif, ni provocation outrancière. C’est la condition non pas seulement du vivre ensemble (car on peut exister côte-à-côte ou face-à-face), mais du vivre en commun. 

 Cette trilogie ou « trinité » permet-elle vraiment de clarifier les choses ? 

 Je le crois, car les querelles de la laïcité concernent toujours les frontières, parfois subtiles, entre ces trois sphères, privée, publique et civile. 
 • On a pu dire que l’abaya était privée, fruit d’un simple désir de pudeur (modest fashion) ; mais il s’agit, au contraire, d’un exhibitionnisme religieux, qui impose une pression sur les autres élèves dans une stratégie de conquête de l’espace scolaire. C’est donc une atteinte à la laïcité ; et, sans contestation possible, une entorse à la loi de 2004 qui proscrit « la manifestation ostensible d’une appartenance religieuse. » 
 • Le Président assiste à une célébration religieuse (quelle qu’elle soit) ? Cela ne manifeste aucunement la soumission de la République à cette religion tant qu’il ne participe pas au culte lui-même. Il peut donc aller à la messe comme le Général de Gaulle et quelques autres après lui ; ôter ses chaussures en entrant dans une mosquée ; mettre une kipa dans une synagogue (F. Hollande après les attentats de 2015) ; mais, ce faisant, ce ne l’empêche nullement d’être le président d’une république laïque. Son choix d’assister à la messe de Marseille, peut être contesté politiquement, mais certainement pas au nom de la laïcité .
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lundi 3 juillet 2023

Entretien pour Le Point (1/07/2023)

 

Émeutes après la mort de Nahel : veut-on vraiment la guerre civile ?

Par François-Guillaume Lorrain
Les emeutes apres la mort de Nahel sont une crise de plus qui en disent long sur l'etat de la France. De quoi inquieter au plus haut point l'essayiste Pierre-Henri Tavoillot.
Les émeutes après la mort de Nahel sont une crise de plus qui en disent long sur l'état de la France. De quoi inquiéter au plus haut point l'essayiste Pierre-Henri Tavoillot.© KHANH RENAUD POUR « LE POINT »
Publié le 01/07/2023 à 17h30

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L'auteur de Comment gouverner un peuple-roi (éditions Odile Jacob) est inquiet. Il n'est pourtant pas de ceux qui se plaisent à tirer la sonnette d'alarme et à prophétiser la catastrophe. Mais son diagnostic, qui s'appuie sur une analyse des relations entre le cratos, le pouvoir, et le demos, le peuple, et de leurs subtils dosages en démocratie, des rapports entre société et État, laisse entrevoir un degré de décomposition jamais atteint, mis en lumière par les tensions qui parcourent le pays après la mort du jeune Nahel à Nanterre.

Les séparatismes jettent bas les masques, alimentés par une force majeure de l'échiquier politique, des forces très distinctes nouent des alliances objectives avec pour ennemi commun l'État et la République, depuis longtemps affaiblis, qui face à cette politique du pire, vacillent sur leurs fondamentaux. Quand un pays se réduit à des camps retranchés, quand le fossé s'élargit entre ces camps, quand on sort les armes avant de débattre, l'heure est grave en effet. La reprise en main sera dure et conflictuelle, prédit l'essayiste.


Le Point : On invoque depuis quelques jours l'usage de la violence légitime, monopole d'État, une référence à Hobbes, à Max Weber, et même à Carl Schmitt. Cette référence vous semble-t-elle opportune ?

Pierre-Henri Tavoillot : Même si l'expression peut être contestée, elle me paraît indispensable. Cet usage légitime de la violence est un pilier de l'ordre collectif. Comme l'écrivait Hobbes, les citoyens acceptent de se soumettre au monstre de l'État, pour éviter de succomber à un autre monstre, pire encore, un état de nature qui les plonge dans un état de peur permanent. La violence d'État, c'est la violence ponctuelle endiguée par des règles précises. Le choix est entre le monstre étatique et le chaos absolu.


On assiste à une distorsion de la désobéissance civile.

Pourquoi estimez-vous qu'elle est contestable ?

Elle est du moins contestée. La démocratie est toujours tentée par le rêve anarchique, c'est sa mauvaise conscience. Certains veulent faire gonfler le demos, le peuple, au détriment du cratos, le pouvoir, mais selon une logique purement individualiste, ce qui aboutit à l'éloge actuel de la désobéissance civile. Elle n'est plus le projet de lutter contre les abus du pouvoir légitime, mais contre toute forme de pouvoir dès qu'il a l'audace de ne pas être en accord avec moi. On assiste à une distorsion de la désobéissance civile, par un dévoiement des droits de l'homme, qui ne concernent plus l'homme en société, mais l'individu contre la société et contre l'État.

Il y a toujours un jeu équilibré entre la société et l'État. Comment le voyez-vous évoluer ?


C'est le couple fondateur de nos sociétés libérales. D'un côté, une société composée d'individus qui non seulement vivent ensemble, mais veulent vivre en commun de façon collective ; de l'autre, un État qui garantit que les libertés de chaque individu ne soient pas menacées par celle des autres. Le libéralisme, c'est cette double limitation : une société qui limite la puissance de l'État, toujours tenté d'en abuser ; un État qui freine l'aspiration de l'individu à dominer les autres. Les deux doivent se limiter réciproquement dans un juste équilibre délicat On en revient à la phrase cruciale de Paul Valéry : « Quand l'État est fort, il nous écrase ; s'il est trop faible, nous périssons. »

Du côté de la société, l’esprit du commun se dissout dans la fragmentation d’identités individuelles qui s’estiment chacune dotées d’un droit de veto universel.

Cet équilibre vous semble aujourd'hui balayé ?

Il est remis en cause des deux côtés. Du côté de l'État, car il est devenu un monstre impuissant, entravé par des normes excessives, par un espace public toxico-frénétique et par une mondialisation qui réduit sa marge de manœuvre. Du côté de la société, l'esprit du commun se dissout dans la fragmentation d'identités individuelles qui s'estiment chacune dotées d'un droit de veto universel. Une société des individus n'est pas contradictoire à condition de la concevoir de manière dynamique comme une société qui produit des individus qui produisent ensuite de la société. Ce second processus est en partie déglingué.


Pourquoi ce dysfonctionnement de la société ?

Il est l'expression d'un triple séparatisme qui s'exprime de manière spectaculaire aujourd'hui dans les émeutes. Un séparatisme délinquant où les territoires perdus de la République ne le sont pas pour tout le monde. Le trafic de drogue crée un monde parallèle qui, en général, préfère le calme, mais de temps à autre aime à rappeler qu'il ne veut pas d'État chez lui. Nous y sommes. Il y a ensuite un séparatisme « frériste » (selon l'expression judicieuse et rigoureuse de Florence Bergeaud-Blackler), qui voit dans les démocraties occidentales des terres de conquête pour le califat mondial. On le voit également à l'œuvre aujourd'hui, accompagné d'un antisémitisme décomplexé. Il y a, enfin, un séparatisme politique ultragauchiste où l'on voit La France insoumise sortir de plus en plus de l'arc républicain, inciter à la rébellion et franchir de nombreuses lignes jaunes, voire rouges. Sur le plan politique, on peut comprendre la stratégie rationnelle de Mélenchon.À LIRE AUSSI« Nous ne sommes plus qu'une poignée à encore oser travailler sur l'islamisme »Quand Mélenchon associe de manière répétée la mort au pilier de l'État qu'est la police, laquelle serait incontrôlée, estimez-vous qu'il contribue à souffler sur les flammes et à saper cette autorité ?

J'ai été frappé par sa déclaration : « Ne nous demandez pas d'appeler à l'ordre, nous appelons à la justice. » C'est une manière irresponsable de se placer du côté du chaos au nom d'une justice qui, par ailleurs, faisait son travail. On voit bien que, les voies normales d'accès au pouvoir lui étant barrées, il a sciemment choisi la stratégie agonistique, du non-compromis, dans l'espoir secret que le chaos lui permettra de tirer les marrons des feux d'artifice. De là, sa tactique pour flatter les autres séparatismes qu'il tente de récupérer et dont il fait ses armées de réserve avec ce discours convenu : les délinquants sont des victimes de l'injustice ; les islamistes sont des victimes de l'islamophobie.


Pour qu'un incendie se propage, il faut des éléments et un terrain favorables. Pourquoi, comme en 2005, le feu des émeutes prend-il alors qu'il y a deux ans encore, avec la pandémie, on croyait l'État plus fort et plus régalien que jamais ?

Après le feuilleton de la réforme des retraites, après les grèves, on pouvait penser que la population aurait besoin de renouer avec une forme de tranquillité. Mais s'agit-il de la même population ? Il semble qu'on arrive au bout d'un processus de désinhibition de la violence et de l'action violente entamée avec les Gilets jaunes. Par ailleurs, le phénomène de séparatisme est arrivé à maturité, à masse critique. On voit bien qu'une partie de la population a décidé de ne plus se laisser imposer les lois de la République pourtant généreuse avec elle, mais dont les infrastructures symboliques sont visées : écoles, médiathèques, transports, salles de sport…

À LIRE AUSSIMort de Nahel à Nanterre : les leçons politiques de la crise de 2005Quand on y réfléchit, ce sont là les ennemis du repli communautaire, car ils sont des portes ouvertes vers l'extérieur. Enfin, rappelons l'abstentionnisme massif qui a marqué nos élections. Que traduit-il ? Qu'on ne croit plus à l'utilité de voter pour des élus qui avouent du reste qu'ils ne peuvent pas faire grand-chose et qu'on pense être plus efficace en étant activiste.

C'est un clivage, un fossé entre deux visions du monde ?

Deux visions du monde s'affrontent, oui, une culture et une contre-culture au sens large. D'un côté, ceux qui sont pour la République ; de l'autre, ceux qui sont contre. Voilà pourquoi La France insoumise joue un jeu très dangereux.

L’islamisme woke ne devrait pas exister normalement, pourtant, il se met en place.

Dans le passé, en 1934 ou en 1940, par exemple, la République a eu des ennemis qui ont voulu l'abattre. Quelle spécificité attribuez-vous au moment que nous traversons ?

Il est placé sous le signe de la convergence de deux antagonismes qui ont noué une alliance objective. D'un côté, une approche holistique, fondamentaliste, qui voit, par exemple, la laïcité comme une oppression des communautés. De l'autre, une approche hyperindividualiste qui perçoit cette laïcité comme une oppression des individus en général, des minorités en particulier. L'islamisme woke ne devrait pas exister normalement, pourtant, il se met en place par cette alliance qui fait qu'il y a à la fois un Al-Jazira pour les vieux et, pour les jeunes, un féminisme islamique, un éco-islamisme. L'idée de République est attaquée par ces deux camps que tout oppose sauf la haine de la civilisation démocratique occidentale.

Face à cette contestation de l'État, celui-ci a-t-il le choix de la riposte ?

Pas vraiment. Si l'État avoue son impuissance, il n'y a aucune raison que la démocratie fonctionne. Si le cratos ne fait pas preuve de son efficacité, la promesse démocratique sera définitivement trahie. Et au bénéfice de quoi ? D'un modèle illibéral de démocratie, c'est-à-dire d'un cratos qui dit au demos : « On s'occupe de tout ; pas la peine de vous déplacer ! » Le problème aujourd'hui est que la critique de l'État impuissant aggrave l'impuissance de l'État. L'idée d'intérêt général qui justifie son existence et légitime son action a de plus en plus de mal à apparaître clairement.

N'y a-t-il pas le spectre de la guerre civile qui prospère sur des sociétés décomposées ?

Reprendre la main ne va pas être aisé. Et il est impossible que cela se fasse dans la douceur. Ce sera douloureux, car nous avons pris l'habitude d'une société pacifiée, où la recherche du compromis avec des décisions à moitié tranchées est la norme. La cote était mal taillée, mais chacun s'en satisfaisait. Désormais, le défi est existentiel et les solutions vont inévitablement créer une conflictualité qu'on a oubliée depuis la fin de la guerre d'Algérie.

À LIRE AUSSIÉmeutes après la mort de Nahel : ceux qui espèrent le chaosLes questions posées sont claires et il faudra y répondre clairement : désire-t-on encore vivre ensemble ? Préfère-t-on débattre que se battre ? Veut-on vraiment la guerre civile ? Depuis les Gilets jaunes, on assiste à un passage à la limite. C'est comme dans certains repas de famille ratés : un mot de trop (en général au dessert) et tout part en vrille ; les ressentiments accumulés surgissent brutalement. Les Grecs avaient un mot pour cela : la tragédie, soit le retour brutal du chaos dans le cosmos.

Le seul recours est-il donc celui à une autorité réaffirmée ?

Elle est d'ailleurs ce à quoi à tout le monde aspire, y compris les séparatismes. Dans un rapport de forces, si l'autre est fort, les choses sont claires. Or, la République a depuis longtemps affiché sa faiblesse. On a trop longtemps dit que les islamistes étaient gentils et inoffensifs, que la méchante société était l'unique responsable de la délinquance, et que l'extrême gauche était bien plus présentable que l'extrême droite. Il faut donc de l'autorité, mais pas n'importe quelle autorité : celle de la République, qui se définit très précisément non comme domination, mais comme responsabilité : son but n'est pas d'opprimer, mais de faire grandir. Et cela passe, n'importe quel parent en fait l'expérience, par de la clarté, de la rigueur et de la discipline.

On vous sent inquiet…

Je le suis. On a tous le sentiment d'une accélération inquiétante des crises en France, qui se succèdent pour des motifs différents, accompagnés de secousses répétées : Gilets jaunes, pandémie, guerre en Ukraine, réforme des retraites, et maintenant ces émeutes, qui ne touchent pas que les banlieues. Dans mon métier d'enseignant, cela fait maintenant six ans que nous n'avons pas eu un semestre d'études complet à la Sorbonne. Six ans ! Le pire, c'est qu'on s'habitue à cette anormalité. Le plus effrayant, c'est quand une situation est scandaleuse et que nous commençons à la trouver normale.

à juillet 03, 2023 Aucun commentaire:
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vendredi 16 juin 2023

La querelle des jours fériés

 

Chronique LCP du 15 juin 2023

Le bac de philo est passé, les vacances approchent, c’est, pour vous, le bon moment de revenir sur la polémique récente sur les jours fériés. 
 Oui, c’est une question qui revient régulièrement et qui a été relancée récemment par le maire de Grenoble Eric Piole au moment où le ministre de l’intérieur notait le très fort absentéisme des élèves pour l’Aïd-el-Fitr, la fin du ramadan. Contre ce qu’il percevait comme de la discrimination Eric Piole avançait deux propositions. D’abord de supprimer certains jours fériés (par exemple Pentecôte), pour le remplacer par d’autres célébrations, comme celle de l’abolition de l’esclavage qui est férié dans les départements d’OM (mais à des dates différentes). Personnellement je trouve que c’est une proposition pertinente (ce fut l’objet d’une proposition de loi trans-partisane de 2018 qui plaidait pour le 2 février). Ensuite, il proposait d’ouvrir les jours fériés à d’autres religions comme l’avait déjà fait, en 2003, la Commission Stasi. Sans remettre en cause le calendrier, elle notait que « la République s’honorerait en reconnaissant les jours les plus sacrés des deux autres grandes religions monothéistes présentes en France, les bouddhistes organisant leur fête annuelle principale un dimanche de mai. » Je suis beaucoup moins convaincu par cette idée. 

 Les jours fériés religieux restent donc un point de friction entre les cultes et la république laïque 
 Oui, mais il faut bien noter que c'est toujours la République qui a le dernier mot. La France a 11 jours fériés (c’est la moyenne européenne), dont 6 sont liés à des fêtes religieuses catholiques. Sous l’Ancien Régime, il y en avait près de 50 ! Et la Révolution, malgré sa tentative de table rase calendaire, a eu bien du mal à faire le tri. Arrive Napoléon, bien décidé à mettre bon ordre. Il le fait de manière rationnelle en conciliant Ancien Régime et Révolution à partir d’un principe simple : un jour férié par saison. La Toussaint pour l’automne ; Noël pour l’hiver ; l’Ascension au printemps et l’Assomption en été (fête qui d’ailleurs était déjà « nationale » depuis Louis XIII). Il reste deux jours : comme par hasard, ce sont des lundi — le lundi de Pâques et le lundi de Pentecôte. Et ce ne sont pas des fêtes religieuses : ils sont le fruit de revendications des marchands pour se reposer des fêtes. La genèse du dimanche chômé est tout aussi surprenante : la Révolution le supprime, la Restauration le restaure, la République le supprime à nouveau en 1880. Il faut attendre la catastrophe de Courrières, le 10 mars 1906 dans le bassin minier du Nord pour que les Républicains acceptent l’idée d’un repos hebdomadaire indispensable pour les ouvriers. C’est une exigence de la CGT et chacun s’accorde, un an après la loi de 1905, sur le dimanche ! 

 Napoléon, les marchands, la CGT : ces jours chômés, dit religieux, ne le sont guère ! ou du moins pas seulement. 
 Tout à fait : rappeler cette histoire permet de redire que le contraire de la laïcité, ce n’est pas la religion, mais le fondamentalisme qui lui prétend vouer tous les jours de l’année à une seule religion, du matin au soir, 24h sur 24h. C’est contre cet impérialisme chronophage du fondamentalisme que la laïcité construit un compromis évolutif entre plusieurs dimensions de la vie : les mœurs nationales, les spiritualités individuelles, l’utilité sociale et la symbolique collective. Il n’y a pas que la religion dans la vie, mais il peut y avoir du religieux : voilà le grand message de la laïcité.
à juin 16, 2023 Aucun commentaire:
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Ici, on peut être soi … mais ça dépend du soi

 « Ici on peut être soi », c'est le slogan de la campagne contre les LGBT+ phobies à l'école comme au lycée. 

Louable et salutaire intention, tant la question de l'homophobie est très loin d'être réglée à l'école, mais quel mauvais slogan, au moment où fleurissent les abayas dans les établissements scolaires. 

L'objection du « deux poids deux mesures » saute aux yeux : pourquoi certains (les LGBT+) auraient-ils plus le droit d'être des moi que les autres (les jeunes musulmanes) ? 

Pour l'éviter une seule mention supplémentaire aurait suffit :

ICI ON PEUT ETRE SOI … dans les respect des autres et de la loi


à juin 16, 2023 Aucun commentaire:
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mercredi 7 juin 2023

A propos du livre de Florence Bergeaud-Blackler sur le frérisme


Chronique (lien vidéo) LCP du 1er juin

 


Vous souhaitez revenir sur le livre de Florence Bergeaud-Blackler, Le frérisme et ses réseaux (Odile Jacob), dont on a beaucoup parlé notamment quand la Sorbonne a décidé de suspendre la conférence qu’elle devait y prononcer. 

Je suis l’organisateur de cette conférence dans le cadre du Diplôme « référent laïcité » et elle aura bel et bien lieu vendredi 2 juin 2023. Mais je voudrais rappeler le contexte de cette affaire. Florence Bergeaud-Blackler est anthropologue, chargée de recherche au CNRS, spécialiste de la place de l’islam dans les sociétés occidentales. Elle s’était fait notamment connaître par un livre remarquable sur « le marché du Halal » (Seuil, 2017), rappelant l’histoire en fait très récente de cette « tradition inventée » et de ses usages géopolitiques. En janvier 2023, elle publie le Frérisme et ses réseaux (Odile Jacob) préfacé par Gilles Kepel et, très vite, elle est la cible de critiques virulentes, puis de menaces de mort considérées comme suffisamment sérieuses pour justifier une protection policière. Pour vous, c’est un livre important et courageux. En effet, son idée force consiste à identifier un phénomène, qu’elle appelle le « frérisme », qui désigne une constellation cohérente qui comprend à la fois des penseurs majeurs (El-Banna, créateur de la confrérie des frères musulmans «» Mawdudi, al-Qaradawi), des activistes et influenceurs (Tarik Ramadan mais aussi d’autres youtubeurs très connectés), ainsi qu’une foultitude d’organisations diverses (intégrées aux institutions démocratiques). 
Cette constellation est caractérisée par deux traits principaux : un objectif commun et une stratégie similaire. 
1) L’objectif, partagé avec tous les courants du revivalisme musulman, est l’instauration d’un califat mondial (ou Etat islamique universel) ; mais cet objectif, pour le frérisme, doit être poursuivi non seulement dans les pays traditionnellement musulmans, mais aussi et peut-être surtout dans les pays démocratiques occidentaux. 
2) Pour la réalisation de cet objectif, le frérisme se distingue aussi bien du salafisme (qui vise la défense d’une pureté) que du jihadisme (qui promeut l’attaque et le terrorisme) en ce qu’il met en œuvre trois types de moyens : d’abord, une tactique d’influence et d’entrisme utilisant les espaces de liberté démocratiques ; ensuite, la diffusion d’une orthopraxie (voile, halal, abayas, …) qui permet l’affirmation d’une identité visible et vindicative ; et, enfin, la dénonciation de l’islamophobie. 

C’est ce dernier point qui favorise sa diffusion. 

Oui, car l’islamophobie est un concept confus, à spectre très large, puisqu’il englobe aussi bien la simple critique de l’islam (qui est parfaitement légitime dans tout Etat laïque) que l’appel à la haine raciale (punie par la loi dans un Etat de droit). 
Sous cette même appellation, on mélange donc tout, ce qui permet à la mouvance « frériste » de s’agréger une partie de la gauche ,— ce qu’on appelle l’islamogauchisme — qui y voit l’opportunité d’une lutte commune contre le capitalisme occidental néocolonial à l’égard du « sud global ». 
Il est aussi rejoint par une partie du libéralisme : le néolibéralisme woke anglo-saxon qui y voit la possibilité d’un combat contre l’Etat républicain, laïque et national qu’il prétend dépasser. 
Ce sont ces alliances, contre nature, qui expliquent quelques bizarreries du temps : par exemple, l’émergence d’un « feminisme islamiste » (« mon voile mon choix ») de la part d’un système qui est clairement patriarcal ; ou encore « le décolonialisme islamiste », issu d’un courant explicitement impérialiste ; ou même l’ « l’antiracisme islamiste », de la part d’un mouvement qui se nourrit d’antisémitisme. Il y a même un « éco-islamisme ». 

Le livre fait débat 
 
Il fait polémique mais pas vraiment débat, puisqu’il y a très peu de contestation étayée des thèses de l’ouvrage. On lui reproche son islamophobie bien sûr, mais j’ai dit la faible valeur du concept. On dénonce un côté complotiste, allant même jusqu’à le comparer aux Protocoles des sages de Sion. Et on l’accuse de n’être pas de bonne méthode scientifique. Ces trois critiques me semblent largement infondées, parce que l’ouvrage réussit à mêler la perspective historique, l’étude critique des idéologies et une enquête sur les réseaux institutionnels en Europe. C’est rigoureux, et non conspirationniste, parce que la thèse, nourrie par une information impressionnante, s’expose à la réfutation. Et cette réfutation, … eh bien on l’attend toujours.
à juin 07, 2023 Aucun commentaire:
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lundi 15 mai 2023

Emission C Politique sur France 5

 Dimanche 14 mai 2023 — Emission C Politique


https://www.france.tv/france-5/c-politique/c-politique-saison-14/4877575-emission-du-dimanche-14-mai-2023.html


à mai 15, 2023 Aucun commentaire:
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jeudi 11 mai 2023

Le verrou du débat sur l'immigration

 Chronique LCP du 10 mai 2023 — 


Alors qu’en matière d’immigration le gouvernement tergiverse et que la droite s’anime, vous souhaitez revenir sur le débat français. 

    Oui. Il y a eu depuis 1980, 29 lois sur l’immigration, soit une tous les 17 mois. Or, le bilan est cruel : au lieu de résoudre ou même d’identifier le problème, on a une accumulation de mesures contradictoires qui n’a fait que le rendre encore plus opaque. Je cite un rapport ancien du sénateur François-Noël Buffet qui disait que la politique française était maltraitante envers les migrants légaux, et bienfaisante à l’égard des illégaux. Bref, on a affaire à un mélange singulier d’injustice, d’inefficacité et d’absurdité, démultiplié par un dispositif judiciaire permettant d’innombrables recours redondants et contradictoires … jusqu’à la CEDH. 

Mais pour vous cette situation est moins une cause qu’une conséquence : de quoi ? 

 Je pense qu’elle est la conséquence d’une dépolitisation de la question migratoire en France. Le terme peut surprendre tant le débat semble clivé. Mais justement si l’on tente de formuler la question politique de l’immigration ; cela tient en une phrase : la France a besoin, pour sa puissance, d’une immigration qui représente un danger pour sa société. Nécessaire, parce qu’il y a une contraction de la démographie qui met en péril l’économie et la protection sociale ; elle est néanmoins périlleuse parce que l’afflux incontrôlé de population étrangère déstabilise de nombreux territoires. On devrait partir de ce dilemme. Or, ce n’est manifestement pas le cas. 

Où se situe le débat selon vous ? 

Le débat s’est depuis longtemps déplacé de la politique à la morale. Il oppose deux thèses qui étouffent un véritable traitement politique : à ma droite, le Grand méchant remplacement ; à ma gauche, la jolie gentille créolisation.

Toutes deux dénoncent un ethnocide en cours. Côté « remplaciste », c’est celui du peuple français chrétien au nom de la mondialisation ; côté « créoliste », c’est celui des minorités opprimées au nom de l’assimilation. 

Toutes deux s’appuient sur des réalités. Oui, l’histoire a connu des grands remplacements (le premier serait celui de Neandertal par Sapiens) et oui la créolité est un fait, aux Antilles et à la Réunion, au Brésil, … 

Toutes deux ont leurs théoriciens fétiches. Le pape « remplaciste » est Renaud Camus (même s’il y en a d’autres avant lui) qui est animé par une peur et deux haines. Peur d’une disparition du peuple français, à la fois par extinction, par dilution et par invasion. Double haine des populations invasives non blanches (en particulier musulmanes) et des élites mondialisées, complices cyniques du processus d’annihilation. Le théoricien de la créolisation, c’est Edouard Glissant, qui la définit non comme une identité particulière, mais comme une alchimie qui produit de l’identité à partir de la différence (la langue créole) et qui produit de la différence à partir des identités (toutes les nuances du métissage). Cette créolisation n’est pas seulement un fait local, elle est un processus global qui doit être promu et diffusé. 

On le voit, comme souvent dans les oppositions frontales, les points communs sont plus nombreux que les différences. En fait, les deux positions s’accordent sur l’idée d’une disparition du peuple français avec une simple inversion des signes : l’une considère que c’est une catastrophe tandis que l’autre y voit une merveilleuse nouvelle. Elles en déduisent deux projets politiquement irréalisables (sauf pour une dictature) : restaurer une pureté perdue et imposer le métissage ! 

D’où le blocage ? 

En effet, l’énorme inconvénient de cette opposition entre mixophobie et mixophilie (pour reprendre les termes de Pierre-André Taguieff) c’est qu’elle est vaine et ne produit qu’effets de manche et excommunications réciproques. Elle empêche d’aborder de front l'unique vraie question politique : comment la France doit-elle procéder avec une immigration à la fois nécessaire pour sa puissance et périlleuse pour sa cohésion ? Le seul fait de parvenir à formuler cette question serait, en France, un immense progrès.

à mai 11, 2023 Aucun commentaire:
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vendredi 28 avril 2023

Les vraies raisons de la colère

 Tribune parue dans Le Figaro, 27 avril 2023

Jérôme Bosch, Extraction de la pierre de folie (vers 1501)

La France est en colère. C’est vrai. Mais il me semble que ce n’est ni à cause de la réforme des retraites ni du fait du seul président. Les vraies raisons de la colère me semblent venir d’une autre source. Aujourd’hui tout converge pour exiger du citoyen qu’il trouve normal ce qui est anormal. 
Il est normal de dépenser toujours plus pour une école qui fait toujours moins. Il est normal de laisser le trafic de drogue transformer nos villes en champ de bataille. Il est normal d’accepter que les délinquants ne soient pas punis. Il est normal de financer des associations qui proclament leur haine de la France et leur détestation de l’Etat. Il est normal de ne pas songer à maîtriser ses flux migratoires sauf à être raciste. Il est normal d’accepter que des squatters occupent impunément des logements. Il est normal d’attendre six mois une carte d’identité dont la détention est obligatoire, sauf pour les « sans papier ». Il est normal que le pays s’endette astronomiquement, laissant croire qu’on peut toujours trouver l’argent « là où il est », c’est-à-dire dans nos impôts. Il est normal que les prestations sociales ne fassent l’objet d’aucun contrôle, car ce serait une abjecte discrimination. Il est normal d’exalter des zadistes qui foulent glorieusement au pied toutes les règles de la vie collective. Il est normal d’accepter que le Conseil d’Etat condamne l’Etat qu’il conseille à verser pour « inaction climatique » 10 millions d’euros d’astreinte à des associations militantes. Il est normal que les droits de l’homme en société (ceux de 1789) se transforment en droits humains contre la société (ceux de la Cours européenne des droits de l’homme). 
Arendt tout comme Orwell décrivaient le système totalitaire comme un dispositif d’inversion complète : l’absurde devient réalité et la réalité devient absurde. Si nous n’en sommes pas encore là, nous en prenons le chemin. 
Comment l’expliquer ? J’y vois l’expression d’une triple culpabilité : à la fois sociale, coloniale et environnementale. Celle-ci concerne surtout des élites qui peuvent se permettre le luxe de la mauvaise conscience et de la haine de soi puisque leur quotidien est assuré. Cette France-là a conservé du catholicisme la coulpe mais, dépourvue de confession et de perspective de salut, elle ne trouve plus d’exutoire vers une quelconque espérance. Installée confortablement dans ce péché qu’elle cultive, elle fabrique cette anormale normalité ou cette normale anormalité qui exaspère l’autre France. 
On s’interroge doctement sur la montée de son abstention, alors qu’elle vient très simplement du fait que les politiques s’abstiennent de faire de la politique, tétanisés par une suspicion moralisatrice. Pourquoi voter pour des gens qui avouent eux-mêmes leur impuissance et qui, par ailleurs, contribuent à diffuser l’idée que tous les politiques sont corrompus ? « Moraliser » la vie politique, réduire les mandats, éviter les cumuls, augmenter les contre-pouvoirs, exiger la démocratie participative … tout cela accrédite l’idée qu’on a raison de se méfier d’eux et contribue à accroître encore plus leur impotence. Alors que la démocratie représentative a un besoin vital d’eux et, encore plus vital, de la confiance en eux. 
Les élus ne sont pas seuls en cause. Les citoyens que nous sommes les incitons à une démagogie qu’on ne cesse de leur reprocher. On exige toujours plus de pouvoir d’achat tout en dénonçant l’endettement ; on désire toujours plus de protection en revendiquant davantage de libertés. 
De leur côté, les contre-pouvoirs accumulés (cours, autorités indépendantes, médias, …) alimentent continuellement la méfiance, puisque c’est le fond de commence de leur propre existence. Tel est le drame actuel. Le constat de l’impuissance publique, au lien d’entraîner un sursaut d’action, produit un désir accu de contrôle, d’empêchement, de procès, de critiques et de blocages de l’action publique. 
C’est un cercle vicieux, dont il sera – ne nous le cachons pas — très difficile de sortir. Car face à lui, la tentation radicale est grande de quitter l’Etat de droit et de démonter tous les contre-pouvoirs et tous les contrôles démocratiques. Cela s’appelle l’illibéralisme qui entend, au nom de l’efficacité et du « bonheur » du peuple, prendre certaines (voire toutes) libertés avec les libertés. Tel est le défi de la démocratie libérale d’aujourd’hui. Sans perdre de vue les toujours possibles abus de pouvoir, il lui faut limiter les abus de contre-pouvoirs dans le cadre d’un Etat de droit soucieux de s’autolimiter sans se nier. On marche sur un fil ! 
Mais quiconque saura rendre crédible, au-delà des bonnes paroles, le fait de redonner aux Français la maîtrise de leur destin en respectant les piliers institutionnels, celui-là pourra prétendre apaiser la colère des Français. Cela suppose de remettre un curseur fiable entre ce qui est normal et anormal dans une démocratie moderne. Cela suppose aussi de faire le tri entre la légitime colère et ses usages démagogiques.
 
Pierre-Henri Tavoillot
à avril 28, 2023 Aucun commentaire:
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