vendredi 26 avril 2013

Eloge de la Dispute

Paru dans Le Monde du 24/04/2013


Comment enseigner la morale laïque ? Quels contenus pourraient recouper ce terme ? La réponse est loin d’être aisée. Condorcet lui-même, référence pourtant incontestable de notre République scolaire, ne cachait pas sa réticence à ce que l’école transmette quelque valeur que ce soit, fût-elle républicaine. Instruire aux savoirs, oui ; éduquer à la morale, non, disait-il : « Ni la constitution française, ni même la Déclaration des droits ne seront présentées à aucune classe de citoyens comme des tables descendues du ciel, qu’il faut adorer et croire ». Comment dès lors éviter le reproche possible d’une laïcité moralisatrice, voire sectaire ? Qu’il me soit permis de faire une modeste suggestion en plaidant pour la restauration d’un vieil exercice qui permettrait peut-être de résoudre ces dilemmes.
Remontons quelques siècles et revenons à la très peu laïque Sorbonne médiévale. On y pratiquait, notamment à l’occasion du baccalauréat, une épreuve qui consistait en sorte de joute oratoire : la disputatio. Le jour de l’examen, un sujet était proposé à deux candidats sous la forme d’une question. On tirait au sort qui devrait plaider pro et qui devrait plaider contra. Après une courte préparation, le duel commençait agrémenté par des figures rhétoriques qu’il convenait de « caser » : les « tropes ». Ce qui d’ailleurs fera dire plus tard qu’il s’agissait là d’une « mise en trope ». Après la dispute, un des deux candidats était déclaré vainqueur et l’autre vaincu : d’où le fait que le taux de réussite au bac, à l’époque, ne dépassait que rarement les 50% …
L’exercice sera critiqué avec virulence par les adversaires de la scolastique.  Formelle, répétitive, sophistique, produisant la mémorisation stérile de figures toutes faites, …  la disputatio apparaissait comme la pratique des temps obscurs emplis de préjugés. Ce n’était pas immérité. On lui opposa la « dissertation » qui, écrite et organisée par un plan (ah le plan !), prendra petit à petit la forme d’une « réflexion personnelle ». Contre la vaine répétition de la tradition, il s’agissait désormais de permettre à l’élève de « penser par lui-même ».
Ce programme a aujourd’hui pleinement réussi, peut-être même trop : chacun est si parfaitement convaincu qu’il pense par lui-même, qu’il n’en démord pas même quand il prononce une banalité, une énormité ou une absurdité ! Les « c’est mon avis et je le partage » fleurissent partout, surtout dans ces forums internet où les avis formulés sur tout et n’importe quoi le sont sans aucun doute ni réserve. La suspension du jugement, qui animait parfois les esprits qui savaient ne pas savoir, est désormais vouée au rebut.
D’où ma proposition de recycler la vieille disputatio en la mettant à l’air démocratique du temps. Imaginons un instant que, dans la polémique actuelle sur l’homoparentalité, on oblige, le temps d’un débat, Frigide Bardot de défendre le « mariage pour tous » et Bertrand Delanoë de promouvoir la famille traditionnelle, on arriverait au moins à montrer que les deux positions peuvent être soutenues par des gens raisonnables, avec des arguments raisonnables, audibles dans l’espace public.
Il ne s’agit pas là de promouvoir un centrisme mou ou un relativisme plat qui supposerait que toute opinion se vaut. Il s’agit de montrer qu’une opinion n’est pas une simple croyance, mais qu’elle se construit par la confrontation avec les autres dans l’espace public. Car c’est en sortant de sa croyance pour comprendre celle des autres que l’on élabore vraiment son opinion. C’est exactement ce qui se passe lors d’une disputatio. Contraint de plaider contre sa croyance première, on s’efforce de comprendre ce qui anime l’argumentation opposée. Ce faisant, on est amené soit à renforcer son opinion, soit à la nuancer, soit à changer d’avis. C’est en ce sens que l’exercice de la disputatio, est une forme qui entraîne un fond. Elle permet de faire l’expérience de la suspension du jugement, de son ouverture à l’espace public, de l’effort de se rendre audible aux autres, bref … de la laïcité, qui est davantage une démarche qu’un dogme. Réinstallons donc la disputatio nouvelle en classe : cette méthode qui apprend à ne pas s’enfermer dans son avis et à entendre celui des autres, même quand le désaccord persiste.
Kant le rappelait : « toujours penser par soi-même » ne suffit pas, il faut aussi la pensée élargie, c’est-à-dire « toujours penser en se mettant à la place d’autrui ». Voilà ce que permettrait la Disputatio. On atteindrait alors peut-être à cette troisième maxime  : « toujours penser en accord avec soi-même », la plus difficile qui soit à réaliser. Ces trois maximes, pour Kant, forment ensemble « le sens commun », c’est-à-dire les règles non seulement du vivre mais du « penser ensemble » : la laïcité.


Pierre-Henri Tavoillot est maître de conférences à la Sorbonne et préside le Collège de Philosophie. Dernier ouvrage paru : Petit almanach du sens de la vie, Livre de Poche.

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