mercredi 26 avril 2017

Seule dans Raqqa

Aujourd'hui (28 avril 2017) que l'on parle beaucoup de fascisme et de totalitarisme, je relisais quelques lignes du livre de François Furet, Le passé d’une illusion qui cherchait à comprendre l’énigme des intellectuels français qui furent si complaisants et aveugles sur la véritable nature du système soviétique. A lire la liste de ces égarements, on reste en effet stupéfaits ! Et on se dit : « voilà qui heureusement n’arrivera plus, nous qui bénéficions de tous les moyens d’information possibles et imaginables ».
Sauf que … nos “ancêtres” étaient parfaitement informés ; sauf que … ce n’est pas une question d’informations disponibles, mais d’une véritable perversion de l’esprit qui leur fit « ne rien voir et ne rien comprendre ». Et cela n'est pas loin de se reproduire aujourd'hui avec le totalitarisme djihadiste.

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Elle s’appelait Ruqia Hassan, mais son pseudo Facebook était Nissan Ibrahim et son histoire nous est racontée par Hala Kodmani, à partir de ses post retrouvés, dans un bref livre qu’il faut lire : Seule dans Raqqa (Equateurs, 2017).

Nissan, cela signifie, paraît-il, « printemps ». Et l’histoire commence en effet, au printemps 2011, lors du fameux printemps arabe

Printemps 2011 : La jeune Ruqia finit ses études de philosophie à Alep. Elle est kurde et a grandi à Raqqa où habite sa famille. Elle se passionne pour la révolution arabe et s’engage à soutenir la lutte contre le régime d’Assad. Elle multiplie sous son pseudo les post en faveur de la rébellion, mais aussi son journal de vie. Et c'est en général bien vu.

Printemps 2012 : Ruqia est rentrée à Raqqa où elle enseigne la philosophie. Considérée comme une ville fiable par le régime, Raqqa est le théâtre d’un lutte active. Protestation et répression s’enchaînent. L’innocence se perd et la tragédie se dessine.

Printemps 2013 : La ville se libère de la dictature d’Assad en mars 2013. C’est la première capitale de province à échapper au contrôle du régime. Euphorie : la ville se délecte de tous les projets, les initiatives : réunions, conférences, assemblées fleurissent … c’est le rêve … l'utopie.

Avant le cauchemar … 

Dans cette ambiance de fête, « des rivalités et des luttes d’influence émergent quant à la gestion des affaires de la cité. Des rumeurs de corruption se répandent au sujet des fonds reçus pour l’aide humanitaire. L’opportunisme des uns, l’inexpérience politique des autres, les ambitions et les convoitises engendrent divisions et désaccords, même chez les premiers militants de la révolution ». Résultat, un courant minoritaire, celui des islamistes d’Ahrar al-Sham (les hommes libres de Syrie) commence à s’imposer : ils sont organisés, courtois, serviables, font respecter la sécurité, l’ordre. A leur côté, un autre courant, le Front Al-Nosra, est plus virulent : contre l’alcool, les fumeurs, les jeunes filles en cheveux, … Puis en quelques jours apparaissent des hommes armés non syriens, dissimulés par des cagoules noires, circulant en 4X4 et distribuant les billets sans compter, ce sont les hommes d’un certain Abu Bakr al-Baghdadi, chef jihadiste irakien. « Comment dans la chanson, les loups entrent dans la ville en petit nombre, à pas feutrés et sans visage ». Expectative, incertitude, inquiétude … 

« Et puis, un jour de juin, tout bascule. Trois hommes sont décapités sur le rond-point de l’Horloge. Leurs têtes exhibées pendant 48h sur la place centrale de la ville ». Le printemps libre de Raqqa n'aura pas passé l'été.

Printemps 2014 : la chape de plomb totalitaire recouvre Raqqa toujours davantage. La pression de Daech se fait toujours plus intense tandis que les frappes aériennes du régime touchent la ville de manière aléatoire. Les dernières poches de l’Armée de libération sont réduites ; l’exil des opposants est massif. L’ordre islamiste règne et s’impose durant l’été caniculaire. Il n’est plus question d’enseigner la philosophie, d'ailleurs c'est interdit.

Mais cela n'interdit pas l'humour comme dans cette chronique du 30 juin 2014 : « Un Daechien se plaint à son copain : “ J'en ai marre de ma petite voiture Rio coréenne : je l'ai mise en vente. C'est un modèle dépassé et personne ne veut l'acheter parce que tous les immigrés (jihadistes) préfèrent les Mercedes. ” L'autre lui répond : « Mon ami, tu n'as qu'à remplacer l'insigne de la Rio par celle d'une Mercedes ». Le crétin suit le conseil de son ami et recroise un mois plus tard son copain :  “ Alors, tu as pu vendre ta voiture ? ”. Le type répond : “ Tu es fou, je ne vais quand même pas vendre une Mercedes !”»
Soit dit en passant les immigrés jihadistes en question sont ceux que décrit David Thompson dans Les Revenants (Seuil)  ; ceux qui parlaient de Raqqa à l'été 2014 comme du « Club Med » !

Printemps 2015 : tout est noir, tout est fermé, tout est interdit, … Les kurdes sont menacés d’expulsion ; l’internet va être proscrit. Le dernier post de Nissan date de juillet ! Elle est pourtant prête à défier, à lutter, à continuer de publier.

On lira, le 6 janvier 2016, dans les journaux du monde entier, cette nouvelle : « … Ruqia Hassan, trente ans, une journaliste syrienne [en fait professeur de philosophie] qui racontait la vie à Raqqa a été exécutée par Daech. Sa mort vient d’être annoncée à sa famille alors qu’elle avait disparu il y a quelques mois. Elle s’exprimait sous le pseudo « Nissan Ibrahim » sur les réseaux sociaux »


Il n’y aura pas de printemps 2016.

… Voilà, cette histoire, c'était juste pour détendre un peu l'atmosphère dans l'ambiance pesante de l'entre-deux-tours … 

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