vendredi 19 février 2021

Qu’est-ce que la pensée décoloniale ? (suivi d'objections)

Le débat actuel sur l’islamogauchisme et la pensée décoloniale est, mon sens, très sain, même s’il est vif et polémique. Pour en présenter les données et les enjeux, je tente ici d'élaborer le « type idéal » (Max Weber) de la pensée décoloniale, c'est-à-dire le tableau de ses idées clés dans leur rapport systématique. 

 Les trois idées clés de la pensée décoloniale — 

    1) Le colonialisme occidental est le concentré de toutes les oppressions du monde : celle, bien sûr, de l’Occident sur le reste du monde, mais aussi celle de l’homme blanc sur toutes les femmes, celle de l’industrie sur la nature, celle des riches sur les pauvres. Parce qu’il est impérialiste, esclavagiste, patriarcal, capitaliste, inégalitaire, destructeur des environnements et des cultures indigènes, le colonialisme constitue un ravage global inégalé dans l’histoire. 

    2) La suprême ruse du colonialisme est de faire croire qu’il n’existe plus. La décolonisation est un leurre qui masque une domination devenue plus profonde et invisible (sauf pour les lynx décoloniaux). Malgré les indépendances, l’impérialisme occidental non seulement perdure, mais s’aggrave ; malgré le pseudo-féminisme, le patriarcat, disparu dans les textes, s’amplifie dans les têtes ; malgré l’Etat-providence les inégalités augmentent sur fond d’aliénation des miséreux (emprisonnés désormais non par les chaînes de la production, mais par celles de la consommation) ; sous l’apparence du développement durable, toujours plus de capitalisme et productivisme destructeur de la planète ; derrière la vitrine de la préservation des cultures, un abjecte « appropriation culturelle ». Bref, le vieux mâle blanc producteur est un poly-prédateur qui opprime tout ce qui bouge : les femmes, les ressources de la planète, les différences, des races, des cultures, les migrants, … de manière à la fois sournoise et implacable. D’ailleurs, les migrations dont les européens se plaignent ne que sont les fruits de graines qu’ils ont semées ; mais elles seront toutefois le fossoyeur de l’occident. Ce pourquoi il faut les soutenir et les renforcer. 

    3) Face à cette domination, il convient non seulement de prendre conscience de la supercherie (il faut se réveiller : woke) et du danger (il faut désinvibiliser les invisibles), mais de la combattre sans merci sur tous les fronts (il faut annuler = cancel culture et intersectionnalité). Car face à cette oppression systématique, il ne suffit pas de décoloniser les textes (de lois), il faut décoloniser les têtes … ou les couper : celles des statues, du passé en général, et de tous les dominateurs. 

Objections

 I- Certes, le colonialisme occidental a été une oppression, mais il n’en est pas le stade ultime. Pourquoi ?     

    1) Ni le colonialisme ni l’esclavagisme, ni le patriarcat ne sont le propre de l’Occident : l’un et l’autre étaient pratiqués avant la colonisation européenne, et, concernant l’esclavage, à une échelle bien plus massive en Afrique. Le propre de l’Occident dans la vaste histoire humaine n’est pas d’avoir colonisé et d’avoir pratiqué l’esclavage — toutes les grandes civilisations l’ont fait — mais d’avoir été aussi (et la seule) anticolonialiste, antiesclavagiste. Et, loin d'être la quintessence du patriarcat, c'est seulement en son sein que la femme accède au statut d’adulte de plein exercice. D'ailleurs, pour affirmer que la colonisation occidentale représente le stade ultime de l'oppression, il faudrait pouvoir affirmer sans rire ni pleurer que les sociétés précoloniales furent des havres de liberté et d'épanouissement. Je souhaite bon courage à quiconque voudrait s'engager dans cette périlleuse voie : il y verrait rapidement bien des formes de domination sans esprit critique et nombre d'entreprises colonisatrices, voire esclavagistes autrement dramatiques (voir Tidiane N'Diaye, Le Génocide voilé ; Olivier Pétré-Grenouilleau, Les traites négrières. Essai d'histoire globale).

    2) A l’image d’une Europe prédatrice universelle, il faut opposer deux idées. D’abord, que la colonisation fut souvent critiquée, notamment en France parce qu’elle semblait contraire à ses intérêts (elle fait oublier « la ligne bleue des Vosges » ; et il faut préférer « la Corrèze plutôt que le Zambèze »). Ensuite, son pêché principal et profond n’a pas été de vouloir soumettre des régions du monde à sa prédation (ce que fut au départ la colonisation de l’Amérique du Sud), mais de prétendre « élever des peuples enfants aux grandeurs de la civilisation » (Jules Ferry). On peut — à très juste titre — dénoncer aujourd'hui cette vision (comme le fit Clemenceau en son temps), mais on se trompe en y voyant un pur racisme prédateur. J'ajoute que l'orientalisme et plus généralement l'étude et la préservation des civilisations passées est une démarche qui est née en Europe. Pourquoi étudier des cultures qu'on voudrait faire disparaître ?

    3) Sur le rapport à la nature : l’image de peuples « naturels », respectueux de leur environnement est une construction rétrospective qu’il est à tout le moins possible de discuter, car l’idée même de protection de la nature est une idée moderne contemporaine du productivisme. De nombreuses études montrent qu'il y eut par le passé de nombreuses atteintes à l'environnement et à la biodiversité. La modernité occidentale n'a donc pas le monopole du dégât environnemental. 

II- La décolonisation a bel et bien eu lieu. La meilleure preuve en est son bilan contrasté cinquante ans après. Dans toutes les régions du monde, certains pays l'ont réussie ; d'autres l'ont ratée. A qui la faute ?  L’exploitation/domination coloniale a parfois laissé la place à une auto-exploitation/domination accrue, encore plus scandaleuse qu’elle prenait le passé colonial comme prétexte et comme motivation exclusive. Penser que les peuples colonisés, cinquante ans après leurs indépendances juridiques, sont incapables de s’autonomiser dans leurs têtes, est une insulte à leur égard qui reprend assez largement le schéma colonial des peuples enfants, mais cette fois-ci pour en faire des peuples-enfants-rois ! Le schéma paranoïaque du type — « la pseudo-libération cache une domination accrue », typique de la pensée du soupçon, fait office de procédé pour une pensée qui, peu à peu, néglige le réel et son observation honnête (exemple : le féminisme islamiste). 

III- Le point de bascule dans l'idéologie. L’idée (fausse) d’une oppression systématique totale transforme le débat d’idées en lutte politique. La pensée décoloniale quitte donc par ses excès le domaine de la science (dont je rappelle qu’elle doit s’exposer à la discussion et à la réfutation). Etant sourde et aveugle à toute objection qu’elle identifie, au mieux à une forme de naïveté endormie, au pire à une complicité, à l’égard de ce qui constitue pour elle l’essence même de l’oppression, la pensée décoloniale déserte le débat et préfère le combat. Elle n’analyse plus, elle annule ; elle ne cultive rien, elle détruit (c’est l’oxymore de la cancel culture). Quand elle arrive à ce degré ultime d’immunité collective contre toute forme de critique, la pensée décoloniale ne relève plus de la science et entre dans l’idéologie (c’est même le critère précis de leur différence). 

Alors on peut en effet considérer qu’elle n’a rien à faire l’Université.

Sur Arte, Emission 28' du 20 février

Sur Europe 1, entretien avec F. Taddei

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