lundi 1 février 2021

Sur la désobéissance civique (entretien Figaro)

 

«La désobéissance civile n’est pas un droit et prend le risque d’un rapport de force»

FIGAROVOX/ENTRETIEN - Les appels à ne pas respecter un nouveau confinement fleurissent sur les réseaux sociaux. Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, maître de conférences à l’université Sorbonne-Paris IV , analyse ce phénomène et ses racines intellectuelles.


Pierre-Henri Tavoillot, philosophe, maître de conférences à l’université Sorbonne-Paris IFabien Clairefond

LE FIGARO. - Faut-il prendre au sérieux les appels à la désobéissance civile quise multiplient sur les réseaux sociaux?

Pierre-Henri TAVOILLOT. - Étonnamment, les manifestations sont plus rares en France que dans de nombreux autres pays européens (Pays-Bas, Italie, parfois même en Allemagne) où des mouvements souvent désorganisés et brutaux ont éclaté. Chez nous, la contestation dans la rue est encore assez faible, ce qui est singulier au regard de notre histoire politique plutôt conflictuelle.

Comment l’expliquer? Il me semble que notre sentiment actuel est double: d’un côté, une forme de fatalisme face à un événement que personne ne maîtrise ; de l’autre, l’exaspération à l’égard d’un horizon de retour à la normalité sans cesse repoussé. La vaccination avait donné un grand espoir, mais il a été ébranlé par l’apparition des variants. D’où une nouvelle course contre la montre inquiétante entre vaccins et variants. Dans cette tension extrême, dramatique même, j’ai du mal à envisager une vague de désobéissance généralisée. D’autant qu’il y a eu, en France, des aides très concrètes de l’État, c’est-à-dire de la collectivité. Tout cela a évité bien des effondrements. Les Gaulois réfractaires, en situation de crise, semblent se serrer les coudes face à l’adversité et sous le bouclier de l’État. Mais peut-être suis-je trop optimiste en pensant que les signes de solidarité vont l’emporter sur les désirs de division.

Qu’est-ce que la désobéissance civile? Peut-elle être, dans certains cas, légitime en démocratie, ou est-elle toujours blâmable?

Voici la définition très précise qu’en donne le philosophe américain John Rawls (1921-2002): «La désobéissance civique peut être définie comme un acte à caractère public, non violent, décidé en conscience, contraire à la loi et en général accompli justement pour amener un changement dans la législation ou dans la politique d’un gouvernement. Par une telle action, on fait appel au sens de la justice d’une majorité de la communauté.» C’est le sens strict: une action non violente, qui défend des principes (et non des intérêts particuliers) et qui - j’ajoute ce point - lorsqu’on estime que tous les recours habituels en démocratie - électoraux, juridiques, politiques ou médiatiques - ont échoué.

« La désobéissance civile (civique, serait préférable en français) n’est pas un droit, car nul n’a le droit de ne pas respecter le droit. »

Pour autant, la désobéissance civile (civique, serait préférable en français) n’est pas un droit, car nul n’a le droit de ne pas respecter le droit. Elle est un acte politique qui prend le risque d’un rapport de force. C’est là où je trouve Nelson Mandela beaucoup plus juste que Gandhi, car Mandela, à la différence de Gandhi, ne la considérait pas comme un principe, mais juste comme une arme de lutte. Ce faisant, il relevait la principale faiblesse de cette idée: parce qu’elle repose sur l’objection de «conscience», il n’y a aucun moyen de distinguer a priori une lutte légitime (comme le furent l’opposition à l’esclavage, à une discrimination, à la criminalisation de l’avortement) et d’autres qui ne le seraient pas du tout. Je rappelle d’ailleurs que c’est au nom de la désobéissance civile que les adversaires de l’avortement, mais aussi de l’enseignement du darwinisme, de la consommation de viande, des OGM, des antennes de télévision, des éoliennes, des vaccins, des nouveaux programmes scolaires, des ZAD, etc., justifient leurs actions, parfois assez peu non violentes. Poussée à l’extrême, cette désobéissance devient un simple droit de veto personnel, perpétuel et absolu, dévastateur pour l’intérêt général.

Si un nombre significatif de restaurateurs défiaient le confinement, arguant qu’ils sont en danger de mort professionnelleet qu’ils réclament simplement le droitde travailler honnêtement et de gagner leur vie, ne bénéficieraient-ils pasd’un courant de sympathie? L’État pourrait-il et devrait-il les sanctionner?

Il est très imprudent de répondre, car on ne peut jamais prévoir comment un rapport de force va tourner. Mais admettons que le gouvernement cède aux restaurateurs, ce seront ensuite les métiers de la culture, les moniteurs et loueurs de ski, les gérants des salles de sport, etc. qui se manifesteront. Chacun dira que ce n’est pas chez lui qu’on attrape le virus et qu’on peut trouver des protocoles sanitaires adaptés. Bref, la somme de ces exceptions finira par détruire la règle et l’épidémie échappera au contrôle. Alors, nous lirons dans les journaux que l’État est incapable de se faire respecter. Les mêmes qui hurlaient à la dictature dénonceront le laxisme. Vieux dilemme que Valéry résumait ainsi: «Si l’État est fort, il nous écrase ; s’il est faible, nous périssons».

Encore une fois, si l’État ne faisait rien pour aider ces professions, la révolte pourrait sembler justifiée ; mais notre nation est en train de s’endetter fortement et durablement pour financer cette solidarité de crise. Par ailleurs, dans chacun de ces secteurs, il y a aussi foules d’entrepreneurs qui inventent des dispositifs pour limiter la casse et continuer de travailler quand c’est possible.

Quels sont les théoriciens de la désobéissance civile?

Elle a davantage à voir avec la logique libertarienne: qu’on songe à l’Américain Henry David Thoreau (1817-1862) par exemple, l’un des grands penseurs de la désobéissance civile. J’ai toujours de la suspicion à l’égard de ceux qui critiquent la démocratie au nom de l’anarchie. La position anarchique est pleinement cohérente, séduisante même, et elle a sa logique propre. Mais le régime anarchique - qui n’est pas le désordre - prône l’instauration d’un ordre sans État ni aucun organe central. Si cette idée a une certaine noblesse, sans doute un peu idéaliste, elle n’a rien à voir avec la démocratie, régime dans lequel nous vivons, et qui reconnaît la nécessité d’un État de droit, avec des élections, des délibérations, des décisions et un pouvoir devant régulièrement rendre des comptes aux citoyens. Il est certes beaucoup plus facile de désobéir civilement que de s’engager dans ces processus démocratiques longs et incertains, mais ceux-ci ont un énorme avantage: éviter la dictature des minorités.

Lorsque le consentement à des mesures d’exception s’effrite, l’État doit-il tenir un discours d’autorité, choisir le registre moral ou se montrer conciliant?

La morale est à éviter, car il ne s’agit pas ici de décider entre le bien et le mal, mais entre le mal et le pire. C’est la dimension tragique du politique qui se révèle en situation de crise. Il n’y a pas aucune bonne solution: tout le monde le perçoit. Et personne, je crois, ne souhaiterait aujourd’hui être à la place de ceux qui doivent décider, car le fait d’éviter le pire ne suscite jamais aucune forme de gratitude.

La première des promesses de la démocratie ne devrait-elle pasrester la liberté?

Si, évidemment. On disait jadis «la liberté ou la mort». Aujourd’hui ce serait plutôt: «la santé ou la mort». Le sanitaire déborde de toutes parts, au point, en effet, de grignoter nos libertés. Il a remplacé le salut comme horizon de sens. La définition que donne l’OMS de la santé laisse perplexe: ce n’est pas seulement l’absence de maladie, mais «un état de complet bien-être physique, moral et social». Y a-t-il une seule personne au monde qui l’éprouve? Et la réalisation d’un tel objectif se ferait inévitablement au prix de la liberté. La crise sanitaire n’a fait que révéler ce point: c’est une tendance durable et il sera urgent de se dépêtrer de cette antinomie périlleuse entre santé et liberté - qui a nourri déjà de nombreuses dystopies (récit de fiction décrivant une société de cauchemar, NDLR) et fait craindre les pires scénarios politiques. Un des mérites de cette crise est de nous faire prendre collectivement conscience du problème.

* Président du Collège de philosophie. L’auteur a publié La Morale de cette histoire. Guide éthique pour temps incertains (Michel Lafon, 2020, 237 p., 12,90 €).


Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Pourquoi fait-on des enfants ?

 Chronique LCP du 23/01/2024 Bonsoir Pierre Henri Tavoillot, le nombre annuel de naissance en France est passé sous la barre des 700 000 en ...