FIGAROVOX/GRAND ENTRETIEN - Populismes, anti-élitisme, demande de démocratie directe: le modèle de la démocratie libérale est plus que jamais contesté. Dans son nouveau traité d'art politique «Comment gouverner un peuple-roi?», le philosophe Pierre-Henri Tavoillot prend sa défense de façon argumentée.
Pierre-Henri Tavoillot est philosophe, Maître de conférences en philosophie à l'université Paris Sorbonne-Paris IV, président du Collège de philosophie. Il a publié de nombreux ouvrages de philosophie politique. Son dernier livre, Comment gouverner un peuple-roi?, vient de paraître chez Odile Jacob.
LE FIGAROVOX.- Il semble que le mot «peuple», un temps tombé en désuétude, soit de nouveau à la mode dans nos démocraties. Commençons par une question simple, mais difficile: qu'est-ce que le peuple?
Pierre Henri TAVOILLOT.- C'est une énigme. On le cherche partout, on ne le trouve nulle part: ni dans la rue, ni sur les bancs de l'assemblée, ni au café du commerce, ni même sur les ronds-points … Ce qui fait qu'on préfère souvent repérer les ennemis du peuple: c'est plus simple. On pointera alors les élites ou les «assistés», les hyper-riches ou les immigrés, etc. Mais là encore, c'est l'échec, car être contre n'aide guère à savoir qui l'on est. À ce moment-là, arrive celui qui proclame: «Le peuple, c'est moi!». On y croira un moment, puis, à nouveau on repartira en quête d'un peuple introuvable … Pour sortir de ce cycle infernal, je propose l'idée d'un peuple qui serait moins un visage qu'une méthode. En démocratie, il désigne la capacité collective d'agir. Pour y parvenir la démocratie a inventé des procédures: il faut des élections, des délibérations publiques, des décisions et, à intervalle régulier, des moments où les responsables rendent des comptes. Ce sont les quatre moments de la méthode et s'il en manque un seul, le peuple disparaît. Tel est, selon moi, le peuple: ce n'est pas l'adoration d'une figure mystique, mais le respect d'un ensemble de règles de vie et d'action communes, bref, un «art politique».
Nous approchons des élections européennes. En l'absence d'un «peuple» européen, peut-on considérer qu'il existe une «démocratie européenne»?
Non. Pas de peuple européen, donc pas de démocratie. Seulement un embryon: des élections croupions, des délibérations opaques, beaucoup de décisions automatiques (qui sont loin d'être toutes nocives) et une responsabilité incertaine. Je reste pourtant persuadé que l'UE est plus nécessaire que jamais dans le contexte d'une mondialisation dominée par le couple États-Unis/Chine. Simplement, il faut que cette UE devienne une vraie puissance, et non pas seulement un marché ou un espace juridique. La fonction de l'UE est d'être une alliance efficace de démocraties, défendant leurs intérêts et nouant, entre elles, des liens de solidarité. À 27, cela me paraît illusoire ; mais l'idée d'un noyau dur européen allant vers une convergence fiscale et sociale me semble indispensable pour que les Français puissent rester, avec d'autres, un tant soit peu maîtres de leur destin. L'Europe deviendra la condition de notre souveraineté nationale, si elle est puissante à l'extérieur et solidaire à l'intérieur.
Vous vous faites l'ardent défenseur de la démocratie libérale. Mais une démocratie peut-elle être seulement libérale? Ne repose-t-elle pas sur un socle de valeurs, une culture exogène au catalogue des droits? Par exemple, peut-on dire que la France est une démocratie libérale, étant donné sa référence aux valeurs républicaines et sa conception extensive de la laïcité?
Il y a beaucoup de malentendus sur le mot libéralisme. Au sens strict, c'est la doctrine qui fait de la liberté individuelle sa priorité. Mais comment devient-on un individu libre? Certainement pas tout seul: le self made man est une illusion. Pour accéder à l'autonomie, on a besoin des autres, besoin d'hériter, d'apprendre mais aussi de transmettre ; besoin d'être aidé et besoin d'aider, besoin d'une histoire et d'un projet. La République française est d'abord libérale: c'est la liberté qui arrive en tête de sa devise. Mais son libéralisme est singulier parce que les Français considèrent que l'État est le meilleur garant de la liberté individuelle contre les
communautés traditionnelles, contre les pesanteurs des dogmes, contre «l'Ancien régime». Aux États-Unis, c'est l'inverse: parce qu'il n'y avait pas d'Ancien régime, la liberté s'est conçue contre l'État. C'est d'ailleurs ce qui explique l'écart en matière de laïcité. Prenons cette image pour la formuler. Elle m'est venue lors d'un échange en amphi avec un étudiant du Texas. Imaginons deux saloons de l'Ouest américain. À l'entrée de l'un, il est écrit: «Veuillez déposer vos armes avant d'entrer» ; devant l'autre: «Vous pouvez entrer avec vos armes, mais n'oubliez pas que les autres en ont aussi». Il suffit de remplacer les armes par les croyances religieuses, les idéologies politiques ou les identités personnelles (sexe, genre, race, ethnie, culture, âge, …) et nous obtenons: le modèle français de la laïcité pour le premier et le modèle «anglo-saxon» de la tolérance pour le second. Alors que l'Amérique est un supermarché de croyances libres placées en situation de concurrence ; en France, c'est l'État qui garantit un espace de neutralité et un moment de «respiration», comme le dit si justement, Catherine Kintzler. Et c'est ce moment de respiration que ne supportent pas les fondamentalismes de tout poil qui aspirent à régir la totalité de l'existence humaine!
Vous développez un chapitre intéressant sur les démocraties illibérales. Quels sont les fondements idéologiques de ce régime proposé comme une alternative au modèle occidental?
La référence commune de tous les illibéraux est Lee Kuan Yew (mort en 2015), le président fondateur de Singapour. En quelques années, cette cité/État passe du Tiers-monde au sommet du développement. PIB, éducation, égalité homme/femme, lutte contre la corruption: dans tous ces domaines, Singapour est un modèle. La doctrine politique de Lee Kuan Yew est un mélange singulier de libéralisme, de communisme et de social-démocratie qui mise sur un pouvoir fort, paternaliste, tout entier dédié à la prospérité, mais aussi au respect des valeurs confucéennes, même si c'est au prix d'atteintes aux libertés individuelles. Ce modèle inspirera la Chine de Deng Xiaoping, mais aussi les Émirats Arabes Unis, Poutine, Erdogan, Orban et bien d'autres. À chaque fois, on retrouve la fidélité à des valeurs enracinées, le souci de l'efficacité et le diagnostic d'un «déclin de l'Occident». C'est un redoutable concurrent pour la démocratie libérale et un défi à l'égard de l'impuissance publique qui la mine. Mais je doute pourtant que ce soit un modèle applicable dans des systèmes, comme le nôtre, où les mœurs démocratiques sont bien ancrées.
Depuis un mois la France est le théâtre d'un «grand débat national». Jugez-vous cette initiative innovante et féconde? Dans un monde aux enjeux très techniques et complexes, la démocratie délibérative peut-elle avoir une quelconque efficacité?
Le «grand débat» est un succès indéniable. Il rappelle qu'en démocratie, il est préférable de débattre plutôt
que de se battre. Il permet aussi de distinguer ceux qui aspirent sincèrement à l'amélioration de ceux qui n'entendent que contester, s'indigner et détruire. Mais n'oublions pas, pour autant, que la délibération ne vaut que par la décision qu'elle produit. Il faut donc encore attendre. Le pari d'Emmanuel Macron est que les résultats le confirmeront dans des réformes qu'il entendait déjà conduire. On verra bien. Mais cela me paraît être le bon usage de la «démocratie délibérative». Je suis en revanche très hostile à l'idée de l'institutionnaliser: je ne crois pas au débat permanent ni à la «participation» citoyenne. Pour une raison simple: quand la mobilisation s'essouffle (et cela arrive assez vite), ce sont les minorités actives et militantes qui prennent le pouvoir sous couvert «d'être le peuple». Et l'usurpation commence …
Notre démocratie semble souffrir d'une crise de la représentation très profonde. Comment y remédier? Pensez-vous que des mécanismes de démocratie participative comme le RIC peuvent apporter une solution concrète?
Je vais provoquer! Jamais les citoyens n'ont été mieux représentés qu'aujourd'hui ; jamais les élus n'ont été autant attentifs à leurs moindres soupirs et éternuements, ne serait-ce que pour se faire réélire. On se trompe donc de diagnostic. On croit que la démocratie est en crise du côté du demos (peuple), alors que c'est le cratos (pouvoir) qui est en panne. Sous l'apparence d'une crise de la représentation, c'est plutôt l'impuissance publique qui est en jeu, c'est-à-dire le sentiment de ne plus être maître de son destin et de ne plus pouvoir favoriser celui de ses enfants. Raison pour laquelle je tiens le RIC pour un dangereux gadget qui contribuera davantage à accroître l'inefficacité qu'à renforcer le gouvernement du peuple. D'ailleurs, même ses partisans s'épuisent à imaginer des garde-fous toujours plus sophistiqués.
«C'est le grand problème des démocraties: elles ont besoin d'un prince, mais peinent à l'admettre», écrivez-vous. La défiance à l'égard des élites semble aujourd'hui à son comble. Comment l'expliquer? Une démocratie peut-elle fonctionner sans élites?
Nous adorons détester nos élus. Et il se pourrait même que nous ne les élisions que pour cela… Plus sérieusement, je crois urgent de dire que notre classe politique est, en France, d'une exceptionnelle qualité, dotée, certes, d'un fort goût du pouvoir (comment faire autrement), mais aussi d'un grand sens du service. Il faut aussi redire qu'à aucun moment de notre histoire, elle n'a été aussi honnête. Quant à son niveau de culture, il reste tout à fait satisfaisant. Comment ne pas se réjouir que, désormais, dans une campagne électorale le premier souci d'un candidat soit … D'écrire un livre! Dans quel pays du monde, peut-on en dire autant?
Mais parce que la démocratie c'est aussi la passion de l'égalité nous nous méfions de tout ce «qui sort du rang» et rêvons parfois d'un peuple qui aurait aboli tout pouvoir. Un pouvoir sans peuple, c'est l'illibéralisme ; un peuple sans pouvoir, c'est l'anarchisme. Entre ces deux cauchemars, la démocratie libérale doit tracer son sillon, bien réel.
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