mercredi 14 novembre 2012

Solitude : toujours plus ?


4.8 millions de personnes déclaraient souffrir de la solitude en France, 20% de plus qu'en 2010. Les 30/39 ans sont de plus en plus touchés par le phénomène (source : Fondation de france). Y a-t-il de plus en plus de personnes qui souffrent de la solitude dans notre société moderne ?

Oui. Toutes les enquêtes et études (et notamment celles de l’INSEE) convergent vers ce constat. Il faut, cela dit, préciser de quelle solitude on parle. Il y a trois niveaux. D’abord le simple fait d’habiter seul. Aujourd’hui environ 15% de la population française est « mono-habitante » et ce chiffre ne cesse de croître. Mais les profils peuvent être très variés et les motifs aussi : ce sont les jeunes, les étudiants, les mono-parents, les veufs, les célibataires, … et ceux, en grande majorité, qui vivent dans les villes de plus de 200 000 habitants. On distingue ensuite « la personne isolée » qui se définit par un nombre réduit de contacts d’ordre privé par semaine ; en-dessous de 4, on parle d’isolement absolu, ce qui reste très rare. Mais la proportion de personnes relativement isolées s’élève tout de même à environ 10% en France : l’âge, le statut social, le niveau de diplôme, le handicap sont déterminants en la matière. On définit ensuite un troisième niveau qui est « le sentiment de solitude » ; elle concerne ce qu’on pourrait appeler non plus l’isolement, mais la « désolation », c’est-à-dire l’impression d’être délaissé, voire abandonné par les autres. On quitte ici l’objectivité des observations pour entrer dans la subjectivité des représentations. Les indicateurs qui ont été développés pour la mesurer à partir d’entretiens qualitatifs (et notamment celui de la Fondation de France) montrent que les individus contemporains déclarent éprouver de plus en plus souvent ce sentiment de mal-être.

Comment l’interpréter ?

C’est en fait assez simple. Nous vivons dans une société d’individus où l’encadrement communautaire et institutionnel tend à s’effacer. Pour faire vite, cela s’appelle « les droits de l’homme » : il existe une sphère — ma vie privée et intime — dans laquelle nul n’a le droit d’intervenir ni de près ni de loin. C’est là une excellente nouvelle : nous sommes libres ! Mais le prix à payer peut être lourd : nous sommes seuls ! Comme le disait une humoriste dans un excellent sketch — Muriel Robin pour ne pas la citer — « j'ai une vie privée... privée de tout, c'est vrai, mais privée quand même !». Si, par contraste, on regarde les sociétés traditionnelles : on n'y était jamais seul. Tout — même le plus intime — se passait sous le regard pesant de la communauté ; il n’y a qu’à se souvenir de l’architecture des habitations de jadis, même à la Cour de Versailles : toutes les pièces ont plusieurs portes et on y circule sans arrêt, sans qu’il soit jamais possible de s’isoler. Quand la Reine Marie-Antoinette tente de le faire, elle se fait détester. L’intimité est donc une conquête récente et son autre face est la solitude. C’est la raison pour laquelle le rapport à la solitude est profondément ambigu dans nos sociétés contemporaines. D’un côté, on aspire à une solitude libérée des contraintes, nourrie par le fantasme du « self made man », tellement autosuffisant qu’il ne doit rien à personne et n’a besoin que de lui-même ; de l’autre, on aspire aux affinités électives, à l’amour, à la passion, peut-être comme jamais dans l’histoire humaine : l’indépendance absolue, d’un côté ; l’amour éternel, de l’autre. La solitude est à la fois le paradis et l’enfer de nos sociétés contemporaines.

Comment résoudre cette contradiction ?

C’est là sans doute une des plus vieilles questions de la philosophie. Depuis bien longtemps, on note que l’homme n’est jamais content : il se sent seul quand il est avec les autres ; et, dès qu’il est seul, il ne cesse de penser aux autres ! Pour résoudre ce dilemme, la philosophie faisait l’éloge de la solitude. Seule la solitude (si je puis dire) permet de faire le tri entre les différents liens que nous tissons dans notre vie ; entre ceux qui comptent et ceux qui ne valent rien. Une fois ce tri effectué, il devient possible cultiver le lien qui est le plus important, parce qu’il nous sauve de la vraie solitude, celle à l’aune de laquelle toutes les autres sont dérisoires : la mort. Pour les penseurs grecs, ce lien salutaire est celui que le sage tisse avec l’harmonie du monde (le cosmos) ; pour les théologiens, c’était avec la splendeur de Dieu.
Pour ceux qui ne sont ni grecs ni théologiens, c’est-à-dire pour la plupart de nos contemporains, le seul lien qui vaut, c’est le lien affectif avec d’autres humains :  notre conjoint, nos enfants, nos parents, nos amis … C’est celui qui mérite d’être cultivé ; celui qui fait que la vie mérite d’être vécue. C’est donc notre salut que se joue-là. D’où la déception, la dépression, le désespoir même qui nous étreint quand ça ne marche pas … voilà comment on peut interpréter ces enquêtes. Et on perçoit aussi qu’il nous manque encore le remède qui permettrait de nous persuader — contre le mythe du self-made-man (magnifiquement présenté dans un film tel que Into the wilde) — que l’on ne peut pas être un individu tout seul ; nous avons besoin des autres pour devenir des individus ; et nous avons aussi besoin d’être des individus pour aimer les autres.

La mutation du modèle familial (divorces, enfants de plus en plus en tard) favorisent-ils la solitude ? 

Ce serait une erreur de le penser, car la famille est aujourd’hui le meilleur rempart contre la solitude. La famille traditionnelle a certes éclaté, mais le lien familial en est sorti renforcé ; sans doute, les relations entre conjoints sont devenues plus fragiles, mais les rapports parents/enfants et grands parents/petits enfants sont très investis. Les solidarités intergénérationnelles, les aides de tous ordres, les contacts réguliers sont extrêmement dynamiques et puissants dans l’univers domestique. La famille métamorphosée apparaît comme la valeur la plus puissante — et « non négociable » — face à l’univers de la marchandisation généralisée.
Pierre-Henri Tavoillot

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