Quelle Histoire, Un récit de filiation
(1914-2014), Stéphane Audoin-Rouzeau, Hautes Etudes, 2013.
A
ceux qui s’interrogent, comme moi, sur les racines du pessimisme « français »
qui fait de notre beau pays la voiture balai du peloton européen en matière de
bonheur et confiance en l’avenir, je ne saurais trop conseiller de lire et de
méditer le très beau livre de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Ce
spécialiste de la Grande Guerre (et, par ailleurs, frère de Fred Vargas)
raconte la manière dont sa propre famille a été prise dans l’événement et dans
ses effets-retards. Il montre comment son grand père, décoré par la Croix de
Guerre 14-18, puis prisonnier en 1940, a été brisé par ces expériences, incapable de
revenir à la vie et au monde de la paix ; comment il a fini sous la
tutelle exaspérée et sadique de l’arrière-grand-père, Eugène ; comment son
propre fils, Philippe (le père de Stéphane Audoin), a lui-même rejeté la
compréhension de cette brisure en dénonçant, avec le mouvement surréaliste dont
il fut membre et interprète, ces guerres absurdes et sans héroïsme. Et comment
Stéphane Audoin, qui analyse aussi sa vocation d’historien, entend désormais clore
cette histoire (familiale ?) : « La Grande Guerre : pour ma
part, si près du centenaire de son sanglant avènement, le moment est peut-être
venu de lui dire adieu ».
Au
fond, ce récit met en scène une longue série de défaites et même de débâcles
qui n’ont jamais su ou pu dire leur nom. Celles de 1918 qui sous l’image
du triomphe d’une nation cachait le traumatisme profond d’un pays ; celle de
1940, qui, par la grâce de la geste gaullienne, s’est muée en 1945 en apothéose
patriotique ; celle de la décolonisation (absente de ce livre, mais qui acheva
l’idée napoléonienne d’un Empire et
d’une grandeur français ; celle, enfin de 68, qui voit les derniers
soubresauts de l’idée révolutionnaire se fondre dans l’avènement de la vie
moderne. A chacune de ces étapes, les générations des Audoin-Rouzeau crurent,
pratiquèrent et déchantèrent, brisés dans leur chair spirituelle. Jamais ils ne
purent avouer leurs douleurs ni leurs blessures, puisque, à chaque fois, la
défaite était une victoire.
Il y
a dans cette histoire, si bien racontée, quelque chose comme l’emblème de ce
qui nourrit le pessimisme français. C’est le destin de ceux qui croyant faire
l’histoire se retrouvent défaits par elle. Et cette suite de traumatismes
continue d’alimenter la défiance réciproque de nos chers concitoyens : les
électeurs contre les élus, les salariés contre les patrons, le privé contre les
fonctionnaires (et vis et versa), les parents contre l’école, les profs contre
les élèves, … Il y a au cœur de tout cela un véritable problème d’identité
collective ou (— tiens ? —) « nationale », que la
commémoration de la Grande Guerre permettra sans doute d’interroger.
Rendez-vous donc dans quatre ans, en 2018, pour tirer le bilan de cet examen d’inconscient
collectif. On saura peut-être alors si la Grande Guerre est enfin terminée …
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