mercredi 1 janvier 2014

La Grande Guerre et le pessimisme français

Quelle Histoire, Un récit de filiation (1914-2014), Stéphane Audoin-Rouzeau, Hautes Etudes, 2013.


A ceux qui s’interrogent, comme moi, sur les racines du pessimisme « français » qui fait de notre beau pays la voiture balai du peloton européen en matière de bonheur et confiance en l’avenir, je ne saurais trop conseiller de lire et de méditer le très beau livre de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Ce spécialiste de la Grande Guerre (et, par ailleurs, frère de Fred Vargas) raconte la manière dont sa propre famille a été prise dans l’événement et dans ses effets-retards. Il montre comment son grand père, décoré par la Croix de Guerre 14-18, puis prisonnier en 1940, a été brisé par ces expériences, incapable de revenir à la vie et au monde de la paix ; comment il a fini sous la tutelle exaspérée et sadique de l’arrière-grand-père, Eugène ; comment son propre fils, Philippe (le père de Stéphane Audoin), a lui-même rejeté la compréhension de cette brisure en dénonçant, avec le mouvement surréaliste dont il fut membre et interprète, ces guerres absurdes et sans héroïsme. Et comment Stéphane Audoin, qui analyse  aussi sa vocation d’historien, entend désormais clore cette histoire (familiale ?) : « La Grande Guerre : pour ma part, si près du centenaire de son sanglant avènement, le moment est peut-être venu de lui dire adieu ».

Au fond, ce récit met en scène une longue série de défaites et même de débâcles qui n’ont jamais su ou pu dire leur nom. Celles de 1918 qui sous l’image du triomphe d’une nation cachait le traumatisme profond d’un pays ; celle de 1940, qui, par la grâce de la geste gaullienne, s’est muée en 1945 en apothéose patriotique ; celle de la décolonisation (absente de ce livre, mais qui acheva l’idée napoléonienne d’un Empire  et d’une grandeur français ; celle, enfin de 68, qui voit les derniers soubresauts de l’idée révolutionnaire se fondre dans l’avènement de la vie moderne. A chacune de ces étapes, les générations des Audoin-Rouzeau crurent, pratiquèrent et déchantèrent, brisés dans leur chair spirituelle. Jamais ils ne purent avouer leurs douleurs ni leurs blessures, puisque, à chaque fois, la défaite était une victoire.


Il y a dans cette histoire, si bien racontée, quelque chose comme l’emblème de ce qui nourrit le pessimisme français. C’est le destin de ceux qui croyant faire l’histoire se retrouvent défaits par elle. Et cette suite de traumatismes continue d’alimenter la défiance réciproque de nos chers concitoyens : les électeurs contre les élus, les salariés contre les patrons, le privé contre les fonctionnaires (et vis et versa), les parents contre l’école, les profs contre les élèves, …  Il y a au cœur de tout cela un véritable problème d’identité collective ou (— tiens ? —)  « nationale », que la commémoration de la Grande Guerre permettra sans doute d’interroger. Rendez-vous donc dans quatre ans, en 2018, pour tirer le bilan de cet examen d’inconscient collectif. On saura peut-être alors si la Grande Guerre est enfin terminée …

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