lundi 3 février 2014

Le genre !

Je suis troublé par la manière dont Marie Duru-Bellat, auteur estimable s'il en est, défend l'objectif scolaire (louable) de tordre le cou aux stéréotypes de genre. Voici la phrase qui me trouble (Cf. « La réussite scolaire passe par la fin des stéréotypes », Le Monde, Samedi 1er février 2014). Elle écrit : « Il ne s'agit pas de nier qu'il y a des hommes et des femmes, mais de poser tranquillement que, au-delà de ce qui est lié strictement à la reproduction (pour ceux et celles qui choisissent de se reproduire), tout est ouvert … ». Plus loin : « Au total, les stéréotypes du masculin constituent de fait un tel corset que, comme l'ont montré des travaux canadiens, l'affranchissement des stéréotypes de sexe s'accompagne d'une meilleure réussite scolaire : les élèves les plus brillants sont les filles un peu « masculines » et les garçons un peu « féminins » ».
Il me paraît très problématique de considérer  : 1) qu'au-delà de l'identité biologique (la reproduction), les genres masculins ou féminins ne sont que des stéréotypes ; 2) Au demeurant, Marie Duru-Bellat le reconnaît elle-même puisqu'elle parle de filles un peu « masculines » et de garçons « féminins » ; 3) Elle reconnaît donc un espace entre l'identité biologique reçue et l'identité que l'on se choisit (l'idéal de la totale liberté de se faire soi-même : self made man ou woman) ; 4) Dans cet espace intermédiaire, il y a encore deux positions possibles : celle qui relève, selon Marie Duru-Bellat des « stéréotypes » et une autre (mais laquelle ?) qui pourrait sembler légitime d'être homme ou femme.
Voici le critère du refus : « … dès lors que les homme se sentent contraints à être virils - ce qui peut aller jusqu'à la violence — et les femmes féminines — ce qui peut aller jusqu'à une obsession du regard d'autrui qui détruit toute autonomie personnelle, il est clair que les coûts de ces stéréotypes sont énormes sans qu'on perçoivent les avantages ! »

Sur ces quelques formules, je ferai quatre observations :
1) On peut d'abord envisager qu'un jeune individu pour se construire cherche à se viriliser à outrance et qu'une jeune « individue » tente de se féminiser à outrance. Cela s'appelle la quête d'identité, et, loin d'aboutir à la destruction de l'autonomie personnelle, ce travail réflexif sur soi participe à sa conquête. Je m'étonne que ce processus si bien identifié de l'adolescence soit à ce point méconnu par une sociologue de l'éducation aussi compétente.
2) Ensuite, quelle est l'autorité qui va décréter que telle manière d'être homme ou femme relève du stéréotype et telle autre d'un usage légitime de l'identité ? Sur un phénomène aussi subtil, aussi propre à la trajectoire individuelle, peut-on adopter un point de vue global et mécanique ?
3) Plus généralement, je vois dans cette démarche l'esprit d'une pédagogie qui cherche à éradiquer le préjugé avant même qu'il existe ; qui s'acharne de déconstruire avant même que rien ne soit construit. On voudrait que l'esprit critique règne en maître dès le berceau ; ou mieux que les enfants ne soient même pas effleurés par le préjugés qu'il soit raciste ou sexiste. Mais la lutte contre les préjugés ne saurait viser à les abolir, mais plutôt à les apprivoiser, à les maintenir dans le cadre de la civilité.
Il me vient parfois des pensées sexistes ou racistes, mais mon éducation m'interdit de les exprimer, car j'ai appris que c'était raciste ou sexiste. Un lavage de cerveau dans l'enfance à leur égard me rendrait beaucoup plus vulnérable à leur remontée soudaine.
4) Enfin, je ne crois pas que le but de l'éducation soit de « poser tranquillement que … tout est ouvert ». Non seulement parce que tout n'est pas ouvert (il y a aussi des règles auxquelles on doit obéir) ; mais en plus cette ouverture n'incite guère à la tranquillité : c'est plutôt l'angoisse qui serait au programme, comme quand on assène aux enfants cet impératif terrifiant : « mais, enfin, sois toi-même ! ». Je vois pour ma part les stéréotypes non pas comme des menaces à l'autonomie, mais des espaces d'expérimentations personnelles, des rôles à tester avant d'adopter celui qui fera de nous des adultes. J'entend bien qu'il y a toujours aussi des stéréotypes oppressifs et restrictifs, qui pèsent comme des carcans sur les personnes, mais la distinction entre les premiers et les seconds me semble devoir être faite dans la singularité des situations. Je préfère, la matière l'art de la jurisprudence, à la généralité aveugle de la loi.

A voir : le site ABCD de l'égalité,

2 commentaires:

  1. Je n'ai pas lu l'article de Marie Duru-Bellat, mais franchement, les phrases que vous citez, même sorties de leur contexte, ne me choquent pas particulièrement. En effet, elles me paraissent relever d'une forme de démarche scientifique, qui consiste à définir le "plus petit dénominateur commun" parmi les conceptions existantes des différences entre les sexes : la différence biologique, animale, "naturelle" donc. Tout ce qui va au delà est donc "culturel", "traditionnel". On peut évidemment critiquer la remise en cause de la tradition, mais c'est le jeu : discerner le "naturel" du "traditionnel". Oui, la tradition rassure. Oui, la construction d'une identité humaine s'appuie sur la culture et sur la tradition. Oui. Mais qu'est-ce qui empêche de discerner cette part de culture et de tradition ? Ca me semble même le point de départ le plus rationnel à une réflexion sur la place du sexe et du genre dans nos sociétés humaines. Après, comment faudrait-il procéder pour analyser cette place et accompagner (ou guider, ou orienter ?) son évolution ... Je ne sais même pas si c'est possible ... C'est vrai, "tout est ouvert" est une formulation extrémiste ou maladroite, mais il n'empêche que dans une perspective d'accélération de l'évolution de nos sociétés, c'est une façon de dire que toutes sortes de modèles peuvent exister, voire co-exister, et que les valeurs de la démocratie seraient de respecter chaque individu avec ses goûts ses aspirations et même ses phantasmes, à condition que ça ne nuise pas aux autres individus. C'est théorique ? Oui. Mais c'est dans la nature humaine de vouloir comprendre, et donc théoriser. J'essaie de ne pas avoir peur, et de prendre du recul. Qu'aurais-je à perdre ?

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  2. Merci de votre réaction qui me permet de clarifier mon propre désarroi à propos de ce débat frontal qu'il faut, je crois, tenter de nuancer. Il y a deux positions extrêmes qu'il faut je crois éviter : celle qui célèbre les stéréotypes au nom d'une nature ; celle qui prétend les abolir au nom d'une liberté totale de se faire soi-même. Ce sont là deux positions simplistes et absolutistes, car les stéréotypes sont A LA FOIS des instruments possibles d'oppression et des éléments d'émancipation. Il serait absurde de prétendre jamais jouer aucun rôle (au sens sartrien) pour toujours rester libre ; ce qu'il importe, c'est de se les approprier. Or, pour s'approprier un rôle, il faut souvent commencer par le jouer de manière stéréotypée. La méfiance unilatérale à l'égard des stéréotypes me paraît donc à la fois simpliste et périlleuse. Il faut lutter contre les usages négatifs des stéréotypes (quand ils mettent en jeu autrui), mais non contre les stéréotypes eux-mêmes. Par ailleurs, l'argument de la réussite scolaire et professionnelle que met en avant Marie Duru-Bellat (pour faire adhérer les parents) me paraît à la fois utilitariste et spécieux. Utilitariste, car il limite singulièrement les objectifs de l'école à la réussite sociale ; spécieux, car s'il était rigoureusement exact, on ne comprendrait pas que les femmes aient jamais réussi à faire carrière. Or, au-delà du plafond de verre bien réel, c'est là l'avancée la plus spectaculaire des 50 dernières années. Il me semble donc (du point de vue de mon gros bon sens) que les « études scientifiques canadiennes » (avancées comme des arguments d'autorité) sont largement biaisées ou à courte vue temporelle. A suivre … 

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