jeudi 22 mai 2014

Les idéologies après la fin des idéologies (3/5)

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Les Idéologies du XXe siècle

            L’intérêt considérable de ce troisième sens du mot idéologie est qu’il est parfaitement adapté à la description de l’histoire du XXe siècle qui fut dominé par ces formes inédites de systèmes de pensée. Le communisme, mais aussi le fascisme, le racisme, le nationalisme en ont été les protagonistes principaux, ce qui permet en effet de qualifier ce siècle de « siècle des idéologies ». C’est ce que montre avec une acuité particulière François Furet dans son grand livre Le passé d’une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle[1]. Pour résumer succinctement son analyse, on pourrait dire que ces idéologies-là furent le fruit de trois phénomènes. Elles naissent d’abord du « désenchantement du monde » qui, vidant le ciel de toute espèce de révélation et de providence, laisse l’être humain dans le désarroi le plus total face aux abîmes de la finitude. Confrontée à ce manque, l’idéologie va demander à la Science, produit moderne par excellence, de fournir des réponses à toutes les grandes questions : la vie, la mort, le vivre-ensemble, le sens de l’histoire. D’où le vernis scientifique de ces idéologies qui sont en fait, selon la belle formule d’Aron, des « religions de salut terrestre ». Le second terreau d’où sortent les Idéologies du XXe siècle est la déception démocratique. Alors que l’avènement de l’esprit démocratique (au sens de Tocqueville) laissait espérer une complète maîtrise de la nature et de l’histoire au profit du bonheur humain, la démocratie — bourgeoise — paraissait sombrer dans une profonde et médiocre impuissance. Certes, elle avait détruit les carcans de la tradition et les chaînes des préjugés, mais sans pour autant reconstruire quoi que ce soi, sinon de nouvelles chaînes et de nouveaux préjugés. Les idéologies du XXe siècle s’installent sur ces promesses non tenues. D’un côté, elles se nichent sur un déficit du particulier, puisqu’elles promettent de renouer les fils et les liens communautaires, familiaux, … que la démocratie a détruits (fascisme). D’un autre côté, elles habitent le déficit de l’universel, en annonçant la réalisation prochaine de l’égalité et du bonheur pour l’humanité tout entière (communisme). Bref, les idéologies entendent achever la démocratie au double sens du terme, c’est-à-dire à la fois l’éliminer et l’accomplir. C’est peut-être dans cette double contrainte que réside le cœur de la tragédie. Mais il y a encore une troisième racine qui permet d’expliquer leur puissance négative : c’est la Guerre de 14-18. En effet, ce traumatisme sans équivalent dans l’histoire européenne a habitué des populations entières à la violence, à la vengeance, à la haine ; elle les a aussi formaté à l’obéissance aveugle et à l’esprit de sacrifice ; elle les a accoutumé enfin à la recherche collective du bouc émissaire (le boche, le bourgeois, le juif, …). Les idéologies sont les filles de la guerre : celle-ci leur donne une puissance maléfique. « Bolchévisme et fascisme, écrit ainsi Furet, se suivent, s’engendrent, s’imitent et se combattent, mais auparavant ils naissent du même sol, la guerre ; ils sont les enfants de la même histoire » (p. 197).
            Or, c’est cette configuration particulière de l’idéologie qui semble s’épuiser dans l’immédiat après-guerre. La paix s’installe à l’Ouest ; la guerre se congèle à l’Est et la démocratie, partout, redevient peu à peu l’horizon indépassable, même si c’est au prix de bien des malentendus. C’est d’ailleurs à cette époque que le thème de la fin des idéologies commence à apparaître dans les débats intellectuels occidentaux. Selon le sociologue américain Daniel Bell auteur lui-même d’un fameux livre qui porte ce titre[2], la première occurrence de l’expression apparaît en 1947 sous la plume d’Albert Camus[3]. Si les socialistes français, écrit Camus, renonçaient au marxisme en tant que philosophie absolue et n’en gardaient que son aspect critique « ils démontreront que ce temps marque la fin des idéologies, c’est-à-dire des utopies absolues qui se détruisent elles-mêmes, dans l’histoire, par le prix qu’elles finissent par coûter ». Mais c’est en 1955 que la formule devient une appellation contrôlée. Aron conclut son livre L’opium des intellectuels[4] par un chapitre intitulé « Fin de l’âge idéologique ». La même année se tient à Milan une conférence internationale sur le sujet qui rassemble, outre Raymond Aron et Daniel Bell, Karl Polanyi, Edward Shils, Charles Anthony R. Crosland, Seymour Martin Lipset, etc. Voilà ce qu’écrivait Daniel Bell à ce propos en 1960 : « Aujourd’hui, ces idéologies sont exsangues. Les événements qui se cachent derrière ce changement sociologique d’importance sont complexes et divers. Des catastrophes comme les procès de Moscou, le pacte germano-soviétique, les camps de concentration, l’écrasement des ouvriers hongrois, forment une première chaîne de causes ; des changements sociaux comme la modification du capitalisme, le développement de l’Etat-providence, en sont une autre. En philosophie, on peut suivre à la trace le déclin des croyances simplistes, rationalisantes […]. De toute cette longue histoire, un fait simple apparaît : pour l’intelligentsia radicale, les vieilles idéologies ont perdu de leur « vérité » et de leur pouvoir de séduction […] Dans le monde occidental, il y a donc aujourd’hui un quasi consensus parmi les intellectuels autour des enjeux politiques : acceptation de l’Etat-providence, avantage d’un pouvoir décentralisé, système mixte en économie et pluralisme politique. En ce sens, l’âge idéologique appartient au passé »[5]. A suivre cette lecture, on pourrait dire que les idéologies (au sens d’Arendt) sont mortes en 1945. 1989, apparaît ainsi comme un simple élargissement de la fin des idéologies ou, comme l’écrivait Francis Fukuyama dans le courant de cette même année, de « la fin de l’histoire »[6]. Aucun « autre monde » ne semble possible que celui de la démocratie libérale de marché.


… à suivre



[1] Robert Laffont, Calmann-Lévy, 1995.
[2] La fin des idéologies, [1960] Préface de R. Boudon, PUF, 1997 (trad. E. Baillon)
[3] Œuvres complètes, Gallimard « Pléiade », 2006, t. 2, p. 338.
[4] Op. cit.
[5] The End of ideology in the West, tr. fr. cit., p. 55-56.
[6] Tr. fr., La fin de l’histoire et le dernier homme, Flammarion, 1992

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