lundi 7 novembre 2022

Droit et politique : la grande confusion



Vous souhaitez revenir sur plusieurs faits récents qui sont presque passés inaperçus dans une actualité politique et parlementaire chargée. 

Oui, trois petites actualités, mais je crois, significatives d’une tendance lourde. 
Le 17 octobre, le Conseil d’Etat, saisi par plusieurs associations de défense de l’environnement condamne l’Etat à une astreinte de 2 fois 10 millions d’euros pour non-respect des normes de pollution de l’air. 
Le 24 octobre l’ancien premier ministre Edouard Philippe est convoqué par la Cour de justice de la République dans le cadre d’une série de plaintes pour « mise en danger de la vie d’autrui » ; « abstention volontaire de combattre un sinistre », à propos de sa gestion de la crise COvid-19. Il n’est pas mis en examen, mais ressort « témoin assisté ». Ce qui n’a pas empêché que son domicile et son bureau aient été préalablement perquisitionnés. 
Enfin, dans le journal le Monde du 26 octobre, Agnès Buzyn, ancienne ministre de la santé qui, elle, a été mise en examen pour « mise en danger de la vie d’autrui » (et est témoin assisté pour le second motif) se défend en affirmant qu’elle fut la première au sein du gouvernement à prendre conscience de la gravité de la crise. 

Que révèle cette actualité pour vous ? 

Ces trois informations attestent d’une confusion croissante — et à mon sens très fâcheuse — entre le droit et la politique. De plus en plus souvent, il est demandé à la justice non pas seulement d’examiner l’honnêteté des politiques et la régularité de leur action (ce qui est la moindre des choses), mais encore d’évaluer les politiques publiques, voire de se substituer à elles. 
Dans sa décision du 17 octobre, le Conseil d’Etat note certes des progrès dans la gestion de la pollution de l’air, mais invite l’Etat à faire plus et mieux. Il dénonce des retards dans la mise en place des plans anti-pollution (sans tenter d’en comprendre les raisons). Il répartit lui-même la somme exigée entre les associations de plaignants (Les Amis de la Terre) et des organismes chargés du suivi de la qualité de l’air. Cette distribution de l’argent public surprend. 
De son côté, la Cour de Justice de la République prétend être compétente pour examiner si, entre autres, la gestion du stock de masques ou le maintien du premier tour des élections municipales ont été ou non des décisions susceptibles d’être à l’origine d’éventuels préjudices.

En quoi cette judiciarisation de la décision politique vous paraît-elle périlleuse ? 

Pour au moins trois raisons : 
• D’abord, elle méconnaît la nature profonde de la décision politique. Décider en situation d’incertitude et en période de crise, ce n’est jamais choisir entre la bonne et la mauvaise option, mais entre la mauvaise et la pire. En un sens, le responsable politique est toujours un peu coupable, car décider, c’est trancher (de-caedere) entre deux inconvénients le moindre. Si le gouvernement, pour respecter les normes, avait brutalement interdit tous les véhicules polluants, il est très probable que des recours pour excès de pouvoir auprès du même Conseil d’Etat aurait été engagés. 
• La deuxième raison est que ces décisions de justice tendent à se substituer à la reddition démocratique des comptes : celle qui passe par l’élection ou la réélection. Est-ce au juge ou aux citoyens de dire si tel ou tel responsable a « mal décidé » ? 
• Enfin, exposés à des procès pour toutes les décisions prises, il est probable que les responsables penseront davantage à se couvrir qu’à agir. L’impuissance publique s’en trouvera accrue. 
 
Que faire pour éviter cette dérive ? 

• D’abord supprimer la Cour de Justice de la République, qui est devenue un monstre. Edouard Balladur, qui fut son créateur avant d’en devenir la victime, le disait récemment Figaro, 20 avril 2021). Chacun se souvient de la formule « responsable, mais pas coupable » dans le cadre de l’affaire du sang contaminé. La fonction de la CJR (créée en 1993) était précisément de distinguer rigoureusement ce qui relevait du délit pénal (la culpabilité) et ce qui relevait de la décision politique (la responsabilité). Ce pourquoi elle était composée de juges et de parlementaires. Mais elle a totalement failli dans sa mission : « Il ne s’agit plus d’un Cour de justice expression de la souveraineté nationale, mais d’une Cour de justice contrôlée par l’autorité judiciaire de droit commun telle une Cour d’assises ordinaire ». Bref, les responsables sont devenus des présumés coupables. 

• Ensuite, inventer une véritable reddition politique des comptes : Evaluer une politique environnementale ; revenir sur une gestion de crise ; c’est au Parlement que revient cette mission ; et c’est faute de ne pas la prendre en charge avec assez de sérieux, que place est laissée au juge. Il faut inventer des procédures de contrôle plus rigoureuses, à la manière des commissions d’enquête américaines. C’est uniquement lorsque cette reddition des comptes sera en place, que la tentation judiciaire pourra être rejetée. Mitterrand disait, « Méfiez-vous des juges : ils ont tué la monarchie ; ils tueront la république ». J’ajouterai seulement, pour être juste, que ce sont les politiques eux-mêmes, qui conscients de l’affaiblissement de leur autorité, se sont défaussés sur les juges et les Cours. Ce qui menace n’est donc pas tant le gouvernement des juges qu’un remplacement de la démocratie (pouvoir du peuple) par la nomocratie (pouvoir des normes).


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